Manuel Valls est-il un traitre, un incurable égo-centré, un imbécile, ou toute combinaison de ces qualificatifs ? C’est la question qui a été abondamment posée durant cette semaine de rentrée, ouverte par la sortie du député-maire d’Evry sur le « déverrouillage » des 35H. La polémique, violente, s’est faite à sens unique contre ce dernier, la gauche le conspuant, une partie de la droite félicitant ironiquement ce « socialiste moderne » contrastant avec son parti « archaïque ». Ces échanges auront au moins eu le mérite d’amorcer le débat sur le temps de travail, et d’occasionner des sondages clarifiant l’attachement des Français aux 35H. Mais ils ont occulté une question essentielle : les primaires, et tout ce qu’elles impliquent, sont-elles solubles dans le fonctionnement régulier du parti socialiste ?
La plupart des réactions à la sortie de l’élu essonnien, et notamment celles des autres responsables socialistes, l’ont interprétée comme une simple tentative de faire un coup médiatique, un buzz. Même si l’on souscrit à cette lecture, on ne peut ignorer le paradoxe que recouvre cette condamnation. Les primaires ont été validées et défendues au sein du PS au nom des avantages qu’elles sont censées présenter : permettre l’émergence de nouvelles candidatures (Arnaud Montebourg convoque régulièrement l’exemple, en partie fantasmé, de Barack Obama), permettre le débat, associer un grand nombre de citoyens. Si on met de côté un instant la dimension éminemment provocatrice des propos de Manuel Valls – provocateurs car s’en prenant à une des réalisations les plus emblématiques, mais aussi les plus discutées, du PS – on peut aussi voir sa rentrée médiatique comme une mise en œuvre très appliquée de ce « cahier des charges » des primaires. Associer un grand nombre de citoyens ? Même si les Français hostiles aux 35H sont minoritaires dans le pays (et particulièrement à gauche), on peut toujours penser qu’une candidature Valls peut permettre de les capter, puis de les amener progressivement à soutenir le ou la candidat(e) socialiste qui sortira vainqueur des primaires. Permettre le débat ? Même si cela s’est fait dans des conditions que l’on aurait souhaitées plus cordiales et plus favorables, force est de constater que cela faisait longtemps que l’on n’avait pas autant parlé de temps de travail, de compétitivité et de politique salariale – et que cela change des considérations récurrentes, notamment dans la presse, sur les grandes manoeuvres stratégiques entre candidats socialistes, et sur le retour de DSK. Permettre à de nouveaux candidats d’émerger ? Manuel Valls peut être compté au nombre de ceux que l’on a coutume d’appeler les « petits candidats » ; partant de loin, dans les sondages comme dans le parti, il ne peut exister ou advenir qu’en commençant sa campagne très tôt et en se démarquant des candidatures, petites et grosses, existantes ou supposées. C’est donc la mécanique même de ces primaires qui pousse à des opérations comme ses déclarations aux micros d’Europe 1 puis de RTL ; ce qui n’est pas forcément négatif en soi, puisque sans cela la désignation du candidat socialiste se réduirait en fait à un choix à la « tête du client ». Il est d’ailleurs permis de penser que si les mots de Valls avaient été présentés de cette façon, notamment par Benoit Hamon, et non pas dramatisés, la polémique aurait fait pschitt, ou aurait donné lieu à des échanges plus sereins. Mais assume-t-on vraiment les primaires et ce qu’elles impliquent ?
La question de la discipline de parti, de la « ligne » ou du « droit chemin », pour reprendre les mots du porte-parole du PS, est évidemment posée. On peut considérer que les textes des quatre conventions de 2010 font office de référence programmatique pour le PS ; celui sur le nouveau modèle de développement défend bien les 35H, quoique que non sans ambigüités (La gauche de gouvernement a apporté des avancées économiques, sociales ou sociétales majeures – par exemple, entre 1997 et 2002, les créations d’emplois, les 35 heures, la CMU, la parité et le PACS […] Nous reviendrons sur les dispositifs ayant dégradé les 35 heures et sur la remise en cause du repos dominical). Mais quel est, au juste, le statut de ces textes ? D’abord présentés comme le projet en bonne et due forme du PS, ils ont ensuite été requalifiés, au moment de la controversée convention sur l’égalité réelle, en « boite à idées » dans laquelle une ultime convention – au printemps prochain – viendrait remettre de l’ordre et des priorités. Les primaires ayant lieu après ce travail de réflexion, quelles marges personnelles restera-t-il aux candidats pour avancer leurs propres idées ? S’il ne s’agit que d’une boite à outils tant que la convention terminale n’a pas eu lieu, on ne peut reprocher à Manuel Valls de défendre des idées hétérodoxes, fussent-elles marginales et erronées. Dans le cas contraire, on se demande bien comment les candidats vont pouvoir se différencier entre eux, si ce n’est sur des éléments superficiels et, en dernier recours, sur leur personnalité. Etait-ce vraiment ce que l’on avait en tête avec ces primaires ? Et n’aurait-il pas été plus logique, finalement, de laisser le soin de trancher et de hiérarchiser le résultat des conventions thématiques à chaque candidat ?
Le calendrier interne de la désignation du candidat socialiste est également en cause. Le choix a été fait d’un calendrier tardif, débutant à l’été prochain, pour permettre un éventuel retour de DSK. C’est une décision compréhensible tant il serait absurde, pour le PS et pour la gauche, d’éliminer sur tapis vert un des candidats semblant actuellement les plus à même de battre Nicolas Sarkozy. Mais elle crée de facto une sorte d’insécurité juridique sur toute la période séparant les prémisses de la primaire du début officiel de celle-ci. Plusieurs déclarations de candidature « sauvages » ont déjà eu lieu, à commencer par celle, particulièrement significative, de Ségolène Royal. Que se passe-t-il entre ce coup d’envoi officieux et juin prochain ? Peut-on empêcher les candidats déclarés, et les moins bien placés d’entre eux, de faire campagne ? Ou alors de faire certains actes de campagne ? Il aurait fallu mettre en place une charte éthique sans attendre le coup d’envoi officiel de la désignation ; faute de cela, les actions de « piraterie » ne peuvent que se multiplier, et on ne voit pas très bien sur quelle base, autre que l’indignation générale, les condamner. Et qu’aurait-on dit, ou que dira-t-on, si Valls ou un(e) autre (avait) fait une déclaration également contraire aux textes votés, mais moins polémique ?
On pourrait encore souligner d’autres questions ouvertes, comme celle sur les limites (au sens frontières idéologiques) de la gauche et du PS. Suffit-il de ne pas souscrire à un seul marqueur socialiste – en l’occurrence les 35H – pour mériter l’exclusion du parti, comme certains l’ont demandé à l’encontre de Manuel Valls ? Au juste, quelles sont les idées permises, et les idées interdites, dans le cadre du débat sur le projet présidentiel et les primaires ? Y a-t-il des mesures intrinsèquement de droite ou de gauche, ou est-ce leur insertion dans un programme d’ensemble qui les détermine ?
Plus généralement, on a le sentiment d’une tension non résolue entre deux logiques, celle du parti fort et structurant, fondé sur un programme défendu par son premier secrétaire (qui en devient alors le candidat naturel), et celle du parti moins contraignant et plus ouvert, regroupant des tendances et des contradictions qui ne se résolvent vraiment qu’au moment du choix du candidat pour l’élection présidentielle. Faute de choisir clairement entre les deux modèles, ou de construire un compromis réfléchi entre les deux, les sorties de route comme celle de cette semaine risquent de se répéter et de tracer un chemin bien chaotique jusqu’à l’automne prochain.
Romain Pigenel
6 Comments
Il y avait une raison supplémentaire à l’organisation de primaire dans l’esprit des concepteurs initiaux (cf le rapport de Terra Nova qui a lancé le processus), qui répond à ta question : “les primaires sont elles solubles dans le fonctionnement ordinaire du PS?” C’était justement de rénover un parti qui ne fonctionnait plus, ni en production d’idée, ni en promotion de ligne politique, ni en fabrication de projet de société, ni en portage de candidature à la présidentielle. À bien y réfléchir on peut d’ailleurs se demander s’il a déjà bien fonctionné en ce sens par le passé, et si 81 n’est pas l’exception qui confirme la règle.
Dire qu’il y a 5 ou 7 ans, la cacophonie était moindre, ce serait de l’amnésie. Les primaires ne sont pas forcement en cause dans cet état de fait.
Cependant il vient de se produire quelque chose d’assez intéressant avec ce que j’appellerais volontiers “l’expérience” Valls, qui apporte trois enseignements ou confirmations :
1/ un parti politique n’est peut-être pas le lieu idéal de l’élaboration d’idées. Il a une fonction pragmatique sur laquelle on jette un voile pudique: c’est une fédération d’élu-e-s et il vise la conquête de fonctions electives, du plus local au plus… européen. Il a éventuellement (ce n’est une condition nécessaire qu’à gauche) à porter un projet de société. Mais a-t-il nécessairement à l’élaborer de fond en comble ? On pourrait très bien imaginer qu’il organise plutôt la confrontation entre des projets élaborés à sa marge: le résultat n’en serait pas nécessairement moins fructueux ni démocratique.
2/ le renouvellement generationnel proposé par Benoit Hamon est aux antipodes d’un renouvellement politique. Pas besoin s’en dire plus.
3/ en revanche l’externalisation du débat produite par la sortie de Valls a eu une conséquence heureuse. Elle n’a pas simplement provoqué du faux débat à gauche (“faut-il faire revenir le camarade Valls ou l’exclure?”), elle a aussi enclenché un vrai débat de société. Depuis quand cela n’était-il pas arrivé ? Si au lieu de réagir de façon épidermique, le PS par la voix de son porte-parole s’était contenté de prendre ses distances avec les propos de Valls mais de se réjouir de cet apport au débat, cela aurait eu de la gueule et n’aurait pas été simple à gérer pour la droite.
Tout ceci devrait amener à s’interroger plus profondément, comme tu nous y invites Romain, sur le rôle et l’organisation d’un parti politique, et plus particulièrement d’un parti de gauche qui prétend exercer le pouvoir. Il n’est pas certain, étant donné ce qu’est le cadre républicain et médiatique dans lequel évolue le PS, que la caporalisation des cadres, l’encadrement des débats et la discipline militante dont on nous rabat les oreilles soient les meilleures voient de rénovation et de succès.
Manuel Valls illustre jusqu’à la caricature les travers des primaires.
Parce qu’il ne représente que lui-même, son obsession de la différenciation va jusqu’à flinguer son parti en s’en prenant à une mesure phare du bilan de la gauche au pouvoir. Tu l’as bien dit. Pas la peine d’y revenir.
Mais puisque ces satanées primaires ont été votées et qu’elles se feront (bien que certains commencent à menacer de ne pas les organiser localement), le « débat » et la confrontation d’idées doivent avoir lieu dans les limites de la décence (limites franchies allégrement par Valls et Benoît Hamon a eu raison de le dénoncer).
Montebourg, par exemple, avec son livre et les propositions qu’il promeut me semble être dans une bonne démarche. Il propose sans pour autant taper à bras raccourcis sur son camp.
Ségolène Royal reste sur sa trajectoire balistique stratosphérique mais je pense qu’elle saura aussi créer du débat qui pourra intéresser les sympathisants du PS.
Quant à la partie de cache-cache entre Martine et Dominique, nul ne sait ce qu’il en sortira. C’est l’énorme problème de ces primaires.
La tension non résolue dont tu parles à juste titre à la fin de ton billet ne sera jamais résolue, c’est pourquoi les candidats ont le devoir de rester sur le droit chemin (ils peuvent zigzaguer, faire des têtes-à-queues, des tonneaux, des dérapages contrôlés mais toujours en restant sur le droit chemin).
Les candidats sont confrontés à une difficulté majeure : il faut “séduire” les militants ET les électeurs qui sont tout sauf des militants démagos et rigides…
Ce qu’oublient les St Just municipaux qui sont prompt à prôner l’exclusion de celui qui quitte la “ligne du parti” c’est qu’ils n’élisent pas le Président de la France, loin s’en faut, mais que leur pouvoir se limite à entériner les listes aux sénatoriales, aux régionales, aux européennes imposées par Solférino et les fédés…
Mouarf ! Ma demande d’exclusion du parti est à remettre à sa place : je ne suis pas membre du parti…
Je rejoins plutôt Nicolas sur la différence notable entre primaires françaises et celles aux États-Unis allant personnellement jusqu’à dire qu’elles étaient une erreur. Je pense qu’elles ont été conçus sans prendre en compte la particularit…é du Parti Socialiste et le fait que celui-ci n’a pas encore totalement compris le fait majoritaire et l’élection présidentielle au suffrage universel. Résultat forcément quand ça se met en route ça coince.
Si comme je l’ai dit déjà je ne suis pas totalement d’accord avec Manuel Valls sur les 35 heures je trouvais normal et même salutaire qu’il exprime son opinion et puisque les primaires existaient autant qu’elles soient totalement en place. Je critiquais toutefois la façon dont la question a été exprimée quoi que bien transformé par les médias.
Le problème est donc pour moi le fait même des primaires et surtout le Parti Socialiste dans ces primaires.
On se retrouve en effet dans une situation ou comme il a été dit plus haut le résultat semble déjà décidé et où le parti est face à ses propres contradictions. J’en viens à me demander si c’est salutaire ou dangereux pour le PS. J’avoue que je n’ai pas la réponse.
@Emmanuel : je te suis et notamment sur l’erreur de Hamon, qui est peut-être d’ailleurs volontaire. Je ne dis pas qu’il a créé la polémique, mais si le lundi matin il relativise et positivise, il change la nature de celle-ci. Je crois que les Français sont attachés à l’image de pluralisme du PS ; la différence entre bordel et pluralisme tient largement à la communication qui en est faite … Quant à la fonction des primaires que tu cites (rénover le parti) elle nécessite qu’à un moment ou à un autre un aggorniamento des statuts soit réalisé, tout spécifiquement sur la question du programme/projet. Sur la fonction intellectuelle des partis, c’est une vaste question, je vais y consacrer un billet un de ces jours.
@Nico93 : ok mais il faut détailler ce qu’est le droit chemin. En réécoutant les deux passages radio de Valls, j’ai entendu qu’il associait systématiquement l’augmentation du temps de travail à une augmentation des salaires dans ses propositions. Même si c’est économiquement faux ou impossible, est-ce interdit de le proposer ? Doit-on interdire une position parce qu’elle a été portée à un moment (mais jamais réalisée !) par Sarko ? D’ailleurs il est dans ces deux interviews, et même dans la première qui a lancé le buzz, d’un parfait respect par rapport au PS, dont il loue à plusieurs reprises le travail et notamment celui d’Aubry … C’est la tornade médiatique successive qui a maquillé son intervention en coup de semonce contre le parti. Bref, il faut expliquer ce qu’est le droit chemin encore une fois : si c’est une question de respect du parti, alors il a été beaucoup plus clean que BIEN D’AUTRES responsables socialistes dans ses mots cette semaine ; si c’est une question d’idées, alors il faut définir plus précisément ce qu’on peut penser (ou pas) à gauche.
@Alain : les sondages montrent justement que la majorité des électeurs de gauche, mais pas la totalité, soutiennent les 35H.
@Nicolas : non mais en tant que grand manitou de la gauchosphère …
@Fabien : moi non plus je ne suis pas d’accord avec Valls. Mais moi aussi je suis pour qu’il puisse s’exprimer, tant qu’il ne le fait pas dans un esprit (et avec des mots) de dénigrement du parti. De ce point de vue il a été “réglo” cette semaine.
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Flashback / ce que j'écrivais en janvier sur "l'indiscipline" de #Valls / Valls, les primaires et le parti #variae http://t.co/vlpq0he
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