Le lobby des statistiques ethniques continue son petit bonhomme de chemin, étape après étape. Hier apprenait-on ainsi que suite aux conclusions pour le moins contournées du Comité pour la mesure et l’évaluation de la diversité et des discriminations, le président du CRAN, suivi par quelques députés de droite et de gauche, lançait un « appel pour une loi sur les statistiques de la diversité ». Loi en leur faveur s’entend. Le débat sur ces statistiques est particulièrement pénible et fatiguant, car il ne progresse en réalité pas d’un iota au fil du temps. Les positions et les arguments ne changent pas ; seule se prolonge l’action de lobbying, avec un succès semble-t-il grandissant.
La lecture de l’argumentation de l’appel lancé dans le Journal du Dimanche est limpide. « Chaque jour, des millions de Français souffrent des discriminations », qui « demeurent massives dans notre pays » et doivent être en conséquence « mesurées avec précision. ». Comment ? « Le Conseil constitutionnel a validé (…) les études basées sur le patronyme et l’apparence physique, du moment que (…) les études se fassent sur une base anonyme, auto-déclarative, facultative, sans constitution de fichier. C’est très exactement ce que nous demandons. ». Conclusion [roulements de tambours] : « N’hésitons pas à le dire, il en va de notre unité nationale. Il en va de l’avenir de notre pays. ».
Comme je doute, personnellement, de l’importance de ces statistiques pour notre « unité nationale », je me permets de poser quelques questions, tout à fait naïves, à leurs défenseurs.
(1) Si on sait déjà que « des millions de Français » souffrent de discriminations, pourquoi faut-il le mesurer ? Pour faire avancer la reconnaissance du combat contre les discriminations ? Mais l’existence d’une structure telle que la HALDE n’est-elle pas déjà une reconnaissance en soi de ce phénomène ?
(2) Que veut dire « mesurer avec précision » ? Ces termes pudiques renvoient aux « études basées sur le patronyme et l’apparence physique ». Ce qu’on veut savoir, c’est donc en gros si le fait de s’appeler Mohammed rend plus difficile de x% l’obtention d’un emploi que si l’on s’appelait Maurice, et sans doute aussi (dans un deuxième temps) si quitte à ne pas s’appeler Maurice, il vaut mieux s’appeler Mamadou ou Mohammed.
(3) En quoi le fait de savoir que Maurice a 3 fois plus de chance que Mohammed – et peut-être 3,5 fois plus que Mamadou (ou l’inverse) – de décrocher un emploi permettra-t-il de rétablir concrètement l’égalité entre nos trois amis à prénom en –m ? Inversement, est-il impossible d’imaginer des moyens immédiats de lutter pour rétablir cette égalité – au hasard, CV anonyme, testing, éducation à la citoyenneté et à l’anti-racisme introduite tout au long du parcours scolaire, plan Marshall dans les quartiers pauvres – qui seraient indifférents à l’existence et à l’utilisation de telles statistiques ?
(4) Quelle est la différence, apparemment évidente pour les beaux esprits signataires de l’appel du JDD, entre « l’origine ethnique ou raciale » (c’est mal) et le classement par « patronyme ou apparence physique » (c’est bien) ? Pour obtenir des statistiques utilisables, ne va-t-on pas, au bout du compte, finir par utiliser des catégories de classification renvoyant à des groupes ethniques ?
(5) Conjointement, les réponses « anonymes, auto-déclaratives » au questionnaire, qui renvoient peut-être au « sentiment d’appartenance » cher à Yazid Sabeg, ne devront-elles pas au bout du compte être repassées à la moulinette de catégoriques ethniques, au risque sinon de ne rien prouver ? Car pour parler de façon plus crue ou directe que les pétitionnaires, ce qu’ils cherchent à montrer, c’est bien l’existence quantifiée de discriminations contre tel ou tel groupe ethnique – « noirs, arabes, asiatiques ou métis », comme ils l’avouent au début de leur texte. Si c’est vraiment utile, alors les enquêtes ne seront elles-mêmes utiles que si les sondés se décrivent suivant ces catégories. Si je suis « de type » arabe, victime de discriminations mais que je me présente à l’enquêteur comme « Français de souche », alors je fausse l’étude. Donc on laissera peut-être les sondés se présenter comme ils le veulent (au lieu de cocher une case correspondant à leur couleur de peau), mais en priant très fort pour qu’ils donnent une réponse analysable en termes de … couleur de peau !
(6) La réalité sociale a ceci de particulier qu’elle est affectée directement (et fortement) par les instruments et concepts d’étude qu’on introduit en son sein. Qu’un zoologiste spécialiste des antilopes introduise des concepts visant à distinguer d’une façon nouvelle entre différentes catégories d’antilopes ne changera pas grand chose à la vie de ces dernières. En revanche, que l’Etat se mette à manipuler à grande échelle, pour qualifier ses citoyens, les termes de « noir », « arabe » ou « métis » ne sera pas sans conséquence sur le corps social, sa vie et sa façon de s’appréhender lui-même. Comment nos pétitionnaires envisagent-ils cela ?
(7) Si on peut plaider l’irresponsabilité pleine de bons sentiments pour les scientifiques et députés qui soutiennent cette mesure, comment ne pas croire que les organisations communautaires telles que le CRAN ne visent pas, au bout du compte, un système de quotas ethniques (dans les concours, dans les administrations …) fondé sur les résultats de ce type d’études statistiques ? On notera en passant l’incohérence ou l’hypocrisie de cette organisation qui à la fois, selon sa page Wikipedia, soutient qu’il n’existe pas de « race », « ethnie » ou « communauté noire » en France, mais prétend fédérer les organisations … noires de notre pays.
Le lobby des statistiques ethniques ou de la « diversité » est mû, à mon sens, par deux dogmes. D’abord celui d’un scientisme naïf, selon lequel il faudrait connaître parfaitement et de façon quantitative la réalité pour agir. Ensuite celui, moins avoué, d’un communautarisme revendicatif, qui veut rendre justice à chaque « communauté », sans que l’on sache très bien si cela renvoie à des groupes sociaux et/ou ethniques (tabou du racisme oblige). Ces deux voies sont également dangereuses pour la République. Et produisent à leur tour des discriminations – pourquoi la pétition du JDD mentionne-t-elle les « noirs », « arabes », « asiatiques » et « métis », mais pas les Indiens, d’Inde ou d’Amérique ? Et les Polynésiens ? Sont-ils moins importants car moins nombreux en France ? Cela veut-il dire que certaines minorités valent plus que d’autres ? Etc. Le piège est retors est infini. Souhaitons que la majorité des élus de la nation refusent de s’enfermer dans cette impasse qui n’est rendue possible, c’est un fait, que par l’insuffisance de la lutte contre les discriminations dans notre pays.
Romain Pigenel
8 Comments
Convaincu par ces questions naïves qui rejoignent mes propres interrogations sur ces statistiques depuis plusieurs années :
1) A quoi ça sert ? Cela semble la seule mesure envisageable pour faire diminuer les discriminations et les inégalités en France. Magie des statistiques…
2) Que veut le CRAN ? Compter ses troupes (les “Noirs” (si ça existe et veut dire quelque chose) et s’ériger porte-parole de millions de personnes ? Créer des quotas comme vous le suggerez de façon convaincante.
Sans compter ma propre répugnance à avoir à choisir un groupe ethnique pour moi ou mon fils.
In fine on peut s’interroger sur les effets sociaux et politiques imprévisibles de la mise en circulation de ces catégories statistiques dans le débat public, les administrations etc.
L’horreur…
… et surtout, et malgré les dénégations des uns et des autres, la voie sera ouverte pour des fichages en bonne et due forme. Quand on connaît les limites de la CNIL, on ne peut que frémir en entendant qu’elle sera chargée de contrôler ces comptages “de diversité” !
Je me permet d’ajouter une petite remarque à cet excellent billet:
Si l’on veut quantifier les discrimination pourquoi ne pas simplement utiliser les chiffres du nombre de plaintes déposées pour discrimination ou le nombre de condamnations prononcées? Cela implique de former les fonctionnaires de police et les magistrats aux problématiques des discriminations, tout en évitant d’ouvrir la boite de Pandore, ce qui ne semble pas faire peur a ceux qui ont une vision ethnique de la société…
@Tom tu as raison, et cela prouve bien que ce qui intéresse ces gens n’est pas la lutte contre les discriminations, mais bien le comptage des “ethnies” en France!
comment expliquez-vous que le mot “juif” n’apparaisse pas 1 seule fois dans votre billet ?
vous utilisez les mots de “race”, “ethnie”, “communauté”, “minorités”, “lobby”…et prenez grand soin à ce que jamais les juifs ne puissent être associés à une quelconqe de ses notions.
Les juifs de France, ou les français juifs (au choix) ne compteraient’ils donc pour rien dans ce débat ?
Utiliser le terme de “lobby” pour parler ici uniquement de “lobby des statistiques ethniques” !!!
Quelle perfide manipulation réthorique !
Etrange que vous ne parliez pas du lobby qui, à l’opposé des discriminés, se trouve statistiquement très “favorisé” et sur-représenté parmi les “élites”, les décideurs, les “conseilleurs”, qui font que cette discrimination frappe certains groupes éthniques bien plus que d’autres. !?!
Etrange que vous n’évoquiez pas cette sur-représentation discrimminatoire parmi les intervenants qui prennent part au débat dans les grands médias !?!
Etrange cet argument, aussi surprenant que récurrent, dans la bouche de ceux qui monopolisent les plateaux télé :
“…un scientisme naïf, selon lequel il faudrait connaître parfaitement et de façon quantitative la réalité pour agir”;
Elisabeth Badinter a utilisé ce faux-argument,
Caroline Fourest a utilisé ce faux-argument
Vous, Monsieur Pigenel, utilisez à votre tour ce faux-argument.
Dans cette société où certaines “élites” justement, ont imposé un quantitatif qui écrase l’humain, en arguant qu’avant de changer quoi que ce soit, il faut connaître précisément la situation : et on demande des audit, on veut des chiffres, on crée des commissions, etc…en expliquant que c’est une nécessité absolue pour gérer rationnellement des “dossiers”.
Et là, subitement, comme par hasard, on n’en veut surtout pas de la vérité des chiffres.
Tiens, mais pourquoi ?
Certains craindraient-ils que cela fasse apparaître les énormes disproportions qui favorisent leur “communauté” au détriment des autres ?
Dans ce débat, il y a 2 camps :
ceux qui demandent un état des lieux
et ceux qui s’opposent à ce que l’on fasse un état des lieux.
Il y a ceux qui plaident pour la “lumière” via des statistiques
et ceux qui militent pour le maintien de l’obscurantisme.
Il y a ceux qui disent “oui” aux stats”
et ceux qui disent “non”
Les juifs sont aujourd’hui sur-représentés parmi les CSP “privilégiées” (libérales) car il fut un temps où ils n’avaient pas le droit d’être fonctionnaires ou propriétaires terriens (alors que l’immense majorité de la population française était rurale).
C’était le prix à payer pour faire partie d’un peuple jugé “déicide” : ni terre, ni nationalité.
Et puis le monde a changé… Les professions libérales “honteuses” (banquiers-usuriers) sont devenues des professions d’avenir, pendant que la ruralité a décliné.
Bien fait pour la gueule de l’antisémitisme chrétien…
Cela dit, si la vie était rose pour tous les juifs d’auhourd’hui, ça se saurait…
@ TD
“Si…ça se saurait…”
Eh bien faisons les statistiques ethniques
plutôt que spéculer dans le vide !
Comme ça, on saura vraiment.
Ce que tu as dit n’est pas forcément faux, mais n’enlève rien à ce que j’ai dit précédemment.
Précision : je ne cherche pas la stigmatisation d’une communauté, je cherche la vérité et l’égalité des chances;
et c’est cela que nous refusent les obscurantistes qui militent pour l’abandon du projet de stat ethniques.
Je n’avais pas commenté ton billet Romain, dont j’avais souvenir. Puisque tu y renvoie en commentaire du mien (http://left-it-blend.eu/2011/09/05/pour-le-combattre-ayons-le-courage-de-mesurer-le-racisme/), voici une bonne occasion pour ma réponse :
1/ le terme délibérément péjoratif de « lobby » ne me semble en rien de bonne augure pour faire progresser le débat. Il y a chez les partisans des statistiques ethniques des personnes de tous horizons avec des arguments divers : cela se respecte je pense, à moins qu’il n’y faille y opposer le « lobby » du républicanisme laïciste, ce qui ne fera en rien progresser la discussion tu en conviendras. Car au fond, de la part d’une victime de discriminations quotidiennes et répétées, qu’est-ce qui empêche de considérer le rejet de la mesure comme une défense des petits bourgeois blancs engoncés dans leurs principes nationaux ?
2/ il est très différent de reconnaître que les discriminations sont massives et de connaître leur ampleur et leurs effets sociaux. Or il est évident qu’en l’absence d’outils de mesure, on ne connaît pas l’ampleur des discriminations en France.
3/ il est tout à fait exact que l’introduction d’une mesure dans un système social modifie ce système social. Mais il est tout aussi exact que l’absence de mesure d’un phénomène ne signifie pas l’absence de ce phénomène. Qui peut dire si la mesure des discriminations amplifiera le repli communautaire, ou si au contraire c’est le déni des discriminations qui l’amplifie ? J’ai mon avis sur la question, et je pense qu’il se tient, sans devoir être caricaturé.
4/ les mesures que tu avances « au hasard » relève pour moi du traitement homéopathique prodigué à un malade du cancer du poumon. Elles ont l’avantage d’avoir la couleur et le goût de pilules médicamenteuses, mais il leur manque le protocole médical, le diagnostic et le suivi du patient. Certes, ce sont là des formules naïvement « scientistes », mais il me semble tout à fait possible de renvoyer à une analyse approfondie de la culture du déni pour expliquer en quoi cette approche est systématiquement rejetée dans notre société.
5/ je vois aussi deux écueils dans la réaction pavlovienne face à la proposition de mesurer les discriminations : a) elle assimile toujours cette proposition au communautarisme, sans accepter que la présence des discriminations dans la société ne soit pas forcément le fait d’un communautarisme préexistant ; b) dans le débat sur les modalités, elle renvoie toujours la mesure à l’ethnie. C’est pour cela, pour ma part, que je ne parle pas de « statistiques ethniques », ce qui me semble fausser le débat, comme s’il s’agissait de quantifier des ethnies ; mais bien de mesure du racisme : c’est le racisme et les discriminations qu’il s’agit de quantifier et d’analyser.
A défaut, à mon sens, on en restera à l’incantatoire, et on assistera, impuissant, à la montée d’un communautarisme renforçant le racisme.
5 Trackbacks/Pingbacks
@marcvasseur @zeyesnidzeno les discri sont traçables par #testing. Ceux qui veulent les stats veulent des quotas après http://bit.ly/hqPDdl
[...] je n’épiloguerai pas sur les tentations communautaristes et les défenses ambigües de la statistique ethnique, autres manifestations de la revendication d’une symétrie « parfaite » entre population et [...]
@not_pierre @laurentbouvet @leLab_E1 @Gueslie déjà écrit ici ce que j'en pensais http://t.co/qBxFIRo6
[...] Serpent de mer dans le débat français sur l’intégration et la lutte contre les discriminations …, les statiques ethniques devraient permettre, selon leurs défenseurs, d’accroitre considérablement la (re)connaissance des inégalités réellement vécues par les Français à la peau pas assez blanche. Savoir, par exemple, combien de Noirs travaillent dans tel secteur avec tel niveau de formation initiale, comparer avec le nombre de Blancs, et pouvoir ensuite conclure à une discrimination de x % au détriment des premiers. Mais ce projet ne s’est pas encore imposé dans la société française, décidément très rétive (Probablement par archaïsme ? Ah l’exception nationale !) à se compter en Noirs, Arabes, Blancs, métis, un tiers un tiers un tiers, et toutes autres couleurs et combinaisons envisageables. [...]
[...] met en avant un problème explosif dans un contexte qui l’est tout autant : celui du comptage des individus par couleur de peau. Après Eric Zemmour qui se plaignait la semaine dernière d’un prétendu ressentiment de [...]
Post a Comment