Pour une fois, je laisse entièrement la parole à un autre, et en l’occurence à Julien Dray, pour son texte d’analyse politique sur la crise financière (et désormais, tout simplement, économique), intitulé “La fin des 20 perverses”. Il répond sur le plan économique à une des plus grandes lacunes actuelles de la gauche et du parti socialiste en particulier : le manque de concepts, de sens, ou pour dire les choses brutalement, de Weltanschauung. Point essentiel sur lequel je reviendrai incessamment dans ces pages.
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Julien Dray
La crise financière, depuis le tour spectaculaire qu’elle a pris au mois de septembre, a donné lieu à un très grand nombre d’analyses convergeant toutes, par-delà la diversité des cheminements et des explications, vers une dénonciation de la finance, et de ses excès, comme seul grand coupable. Dans un étonnant consensus – impliquant des prises de parole à front renversé, comme celle de Nicolas Sarkozy, s’endormant un soir apôtre du libre-échange pour se réveiller le lendemain, à Toulon, prophète de la régulation – nombre de voix se sont élevées pour demander la tête des financiers, et réclamer le retour à « l’économie réelle », parée de toutes les vertus.
Cette vision ne nous satisfait pas. Elle a bien sûr sa part de vérité et même d’évidence – ces dernières semaines, les jonglages complexes des financiers autour des produits immobiliers, appâtés par l’argent facile et la carotte des primes et des bonus toujours plus élevés, ont été dûment décrits et analysés. Que la crise financière soit de la responsabilité de la finance est une lapalissade. Mais cela ne nous dit rien des conditions d’apparition précises de cette crise. Elle n’est pas apparue à n’importe quel endroit du système financier, ni à n’importe quel moment de son histoire. Son déclencheur a été la politique américaine du logement, menée par l’administration Bush depuis huit ans. Si nous voulons tirer toutes les leçons de cette crise, et l’utiliser pour remettre efficacement en cause le modèle économique que nous dénonçons, c’est par là que nous devons commencer notre analyse.
Que s’est-il donc passé en Amérique ?
Il y a deux façons de décrypter l’engrenage infernal des subprimes, ces crédits hypothécaires accordés avec largesse à des Américains sans ressources suffisantes, afin qu’ils puissent accéder à la propriété immobilière. La première est de pointer l’importance des bonifications financières qui étaient promises à tous les acteurs du système, depuis les prêteurs jusqu’aux traders de Wall Street, et qui les poussaient à accorder toujours plus de crédits. Cette lecture est évidemment à considérer. Mais elle n’explique pas la donnée culturelle, ou politique : pourquoi les Américains étaient-ils si nombreux à vouloir acheter une maison, y compris quand leurs moyens ne leur permettaient pas ?
C’est ce que permet d’expliquer une seconde lecture, considérant le fait que depuis son arrivée au pouvoir, l’administration Bush a mis en avant un des versants du rêve américain : celui du « tous propriétaires ». Message adressé avant tout aux classes populaires, celles-là mêmes qui avaient le plus de difficultés à accéder à la propriété, du fait d’une autre constante de la politique économique néoconservatrice : la généralisation du travail précaire. D’un côté, des Américains au travail, mais précarisés et insuffisamment payés ; de l’autre, une incitation permanente à l’accession à la propriété. Le développement de masse du crédit hypothécaire à risque est la solution imaginée à cette quadrature du cercle néolibérale.
Ce qui est en jeu dans cette exhortation à la propriété immobilière, n’est rien moins que la réorganisation de la société au profit des idéologues de la droite conservatrice. La droite a compris que pour devenir majoritaire électoralement, elle devait défaire le salariat comme condition sociale homogène, et sortir ainsi de l’opposition traditionnelle entre salariat et capital. Pour cela, il fallait le précariser, et réintroduire une distinction entre ceux qui possèdent et ceux qui n’ont rien. D’où l’octroi massif de crédits immobiliers. Nous savons aujourd’hui, par exemple, que l’administration américaine et la Maison Blanche ont exercé de façon continue des pressions très fortes sur Fannie Mae, géant du crédit hypothécaire, pour que l’entreprise accepte de plus en plus de crédits, de moins en moins sûrs.
L’accès facile au patrimoine immobilier fait de chaque Américain qui en bénéficie un capitaliste, même modeste. Il est alors plus enclin à soutenir les politiques de libéralisation et de défiscalisation de la droite républicaine, et à accepter l’affaiblissement de l’État et de ses politiques de solidarité sociale, censé frapper avant tout les « assistés ». Détenteurs de patrimoine contre salariés stricto sensu, travailleurs contre assistés, individualisation générale des rapports sociaux : la fragmentation des classes moyennes et populaires est en place.
Cette politique a été reprise en France par Nicolas Sarkozy, qui faisait de l’accession à la propriété pour tous une des quinze priorités de son programme présidentiel, qui voulait généraliser le crédit hypothécaire, et qui n’hésitait pas, durant ses meetings, à scander « endettez-vous ». Cette politique consiste au bout du compte à faire accepter une nouvelle façon de vivre (en tant que propriétaire, fût-ce par un financement artificiel et bancal), de travailler (de façon précaire) et de consommer (à crédit).
Bonnes et mauvaises leçons de la crise
Si la crise, d’un certain point de vue, est une crise assez classique de surproduction d’un produit mixte, financier-immobilier, c’est son ampleur qui en fait un phénomène sans précédent et sans commune mesure. En ce sens, la lecture de la crise et ses interprétations sont désormais l’enjeu d’une bataille idéologique qui ne peut pas nous laisser indifférents, car nous ne pouvons nous cantonner au registre des mesures techniques nécessaires pour répondre à l’urgence.
Quatre lectures ont été développées ces dernières semaines :
· Le catastrophisme permettant l’appel à l’union nationale. Les ex-chantres de la finance dérégulée ont été parmi les plus rapides à pointer du doigt, avec véhémence, des coupables faciles et tout désignés – les professionnels de la finance, et autres « patrons voyous ». Habile façon de brouiller les responsabilités de fond, et d’éviter de rendre des comptes sur ce qui est le produit direct des erreurs des politiques nationales. Contre cette « catastrophe naturelle » venue de l’extérieur, l’ensemble des responsables politiques devraient faire front, accepter d’emblée le contenu des décisions gouvernementales sans adopter de lecture critique des événements, pour sauver le système et éviter que de cette crise naisse une récession économique dure et prolongée. Ce discours a été adopté, en France, par ceux-là mêmes qui sont complices de la dérégulation et donc de la crise : en premier lieu, Nicolas Sarkozy, pour éviter une confrontation avec l’opposition sur le bilan de son action et sur le projet pour notre pays.
· L’appel à une moralisation du capitalisme. Selon cette lecture, plus que des individus, ce serait bien le système de l’économie financière lui-même qui serait vicié, dans ses normes et règles de fonctionnement. Il serait alors nécessaire et suffisant de remettre de l’éthique dans les institutions financières, de les contrôler plus étroitement, d’interdire leurs pratiques les plus répréhensibles (parachutes dorés, par exemple), pour qu’elles puissent redémarrer sur de meilleures bases, et permettre au cours des choses de reprendre rapidement.
· La crise comme une victoire de l’État. De nombreux commentateurs, allant de la droite conservatrice américaine la plus dure à la gauche radicale européenne, ont analysé l’injection massive de crédits et le rachat de géants de la finance par le gouvernement américain, comme une sorte de victoire ou de retour de l’État – les rachats en question étant alors lus comme des « nationalisations ». Que les « nationalisations » en question, que la soi-disante « régulation » aient d’abord consisté en une socialisation des pertes aux dépens des contribuables n’a visiblement pas ébranlé ces commentateurs, un éditorialiste conservateur américain allant jusqu’à dénoncer « un pas de plus vers le socialisme » de la part du gouvernement Bush. Il faut refuser ce détournement sémantique : cette politique de socialisation des risques, d’absorption sans contrepartie des pertes du privé, a pour corollaire une très néolibérale conception de l’État comme béquille du capital. Et n’a rien à voir, tant sur la forme que sur les objectifs, avec une politique intelligente de régulation.
· La crise comme révélateur de la nécessité d’un retour à « l’économie réelle ». D’autres commentateurs, de gauche comme de droite également, ont vu dans la crise une preuve de plus de la supériorité de l’économie « réelle » sur la finance, et en ont conclu qu’il était urgent d’abandonner l’une pour l’autre – grosso modo, de revenir à une politique industrielle classique, en réfléchissant parallèlement au retour à un certain protectionnisme, finance et mondialisation étant alors dénoncées et associées en une nébuleuse menaçante. Comme si le capitalisme pouvait fonctionner sans capital.
Ces lectures pêchent les unes comme les autres par leur simplification – par-delà les imprécations contre de grandes entités (« la finance ») ou contre des coupables symboliques (Wall Street), aucune ne s’interroge sérieusement sur les conditions historiques, politiques et idéologiques de production de la crise. Les cadres dirigeants dont on aura obtenu la tête seront bien vite remplacés par d’autres. Les règles que l’on imposera au système seront vite dépassées ou contournées, si une volonté politique forte ne les contraint pas. Enfin, comment peut-on sérieusement distinguer et imaginer séparément finance et économie réelle – pour reprendre le mot de Galbraith, nulle muraille de Chine ne les sépare – alors que l’innovation dont se nourrit l’industrie nécessite des levées de fonds toujours plus importantes, celles-là mêmes qu’une finance efficace peut seule apporter ?
Reconstruire un projet économique et social de gauche
La situation économique actuelle est en fait le résultat de trois éléments distincts.
· Une crise financière qui appelle des changements draconiens des systèmes de régulation et de contrôle des marchés financiers. Si la communauté internationale n’est pas capable d’organiser rapidement une coordination économique efficace, alors nous courrons un risque très grave de retour des réflexes nationaux, et de repli des uns et des autres sur des positions protectionnistes. L’Irlande nous en donne un exemple avec sa protection unilatérale des usagers de ses banques.
· Une tendance économique lourde de fond, à savoir l’épuisement du cycle de croissance des vingt dernières années, qui reposait sur le triptyque marchés de masse (fournis par la mondialisation) – financements élevés (grâce à la croissance rapide de la finance) – innovation technologique. Cycle de croissance menacé par la crise du crédit et du financement, et par la crise énergétique qui se manifeste actuellement par la chèreté des produits, mais qui risque d’exploser à moyen terme, quand ces produits, de rares, deviendront tout simplement indisponibles (énergies fossiles).
· Une tendance économique et sociale politiquement orchestrée, à savoir la précarisation du salariat et la déconnexion du revenu et du salaire, au profit de revenus complémentaires à risque et individualisés (crédits, bonus …). De ce détricotage de la condition salariale découlent une fragmentation du corps social, du sens collectif et une montée de l’individualisme. D’où le rejet des politiques de solidarité, la perte de sens de l’impôt comme instrument de justice et de répartition, et le discrédit porté sur les services publics, chacun n’étant plus renvoyé qu’à sa solitude et à son inquiétude face à l’avenir.
Nous devons donc bâtir un projet économique et social qui soit à même de répondre conjointement à ces trois tendances, en créant un nouveau cycle de croissance vertueux, qui ne sacrifie pas le social à l’économique, l’environnement au rendement, et le long terme au court terme.
Première thèse : refuser le fatalisme économique
Tout éclatement d’une bulle de crédits crée une dépréciation des patrimoines, une perte de confiance des actionnaires et investisseurs, et donc, de là, un chute de l’investissement et de la croissance. Il faut nous préparer à une récession sérieuse. Mais quelle sera son ampleur et sa durée ? Ni l’une ni l’autre ne sont déjà écrites, et il est de notre responsabilité d’utiliser tous les instruments économiques disponibles pour la circonscrire le plus rapidement possible.
Considérons les trois piliers de la croissance économique de ces dernières années :
· En ce qui concerne l’innovation technologique, on peut penser que les éléments du prochain bon en avant existent, mais ne sont pas encore déployés comme instruments de croissance.
· Les marchés de masse demeurent : Europe (et son marché unique), Russie, États-Unis, Japon, malgré les incertitudes actuelles liées à la crise, et les trois géants en plein rattrapage que sont l’Inde, la Chine et le Brésil.
· Le doute réside en revanche dans la capacité de financement. Il y a un risque non négligeable que la crise financière, en accélérant la fin du cycle de croissance actuel, nous plonge dans une « onde longue » récessive, qui se heurterait de surcroît au choc énergétique à venir avec l’épuisement des énergies fossiles. Tout l’enjeu est donc de réunir au contraire les éléments d’une nouvelle onde longue vertueuse, qui démarre au plus vite et puisse sauter par-dessus cette crise énergétique imminente. C’est ce que permettra la définition d’un nouvel ordre productif.
Deuxième thèse : revenir à une politique salariale
A la différence de celui des Trente Glorieuses, le cycle de croissance actuel est adossé à une détérioration du rapport entre capital et travail. Les vingt dernières années ont été des années de croissance perverse, car portant avec elles une augmentation des inégalités, une individualisation des rapports sociaux et une généralisation de l’insécurité. Autant de points qui les opposent aux années de croissance des Trente Glorieuses ; on pourrait presque parler de « Vingt Perverses ».
On ne rebâtira pas des politiques de solidarité et de redistribution efficaces sans restaurer le primat du salaire. Le salaire, dans le cadre d’un nouveau modèle de croissance, doit redevenir le principal déterminant du revenu, ce qui permettra de mettre un terme aux systèmes de rémunération parallèles (tels que les stock-options) ou compensatoires (PPE, RSA …), qui contribuent à en bloquer l’augmentation (c’est un tournant qu’il va nous falloir assumer, surtout dans le moment actuel). La politique salariale doit être au coeur du contrat social, pour imposer un partage régulier des gains de productivité, redonner du sens au lien entre salaire et qualification, entre salaire et productivité. A la société du patrimoine (et de son pendant l’assistanat) défendue par la droite, nous devons opposer la société du travail bien rémunéré. Ce qui passe par une lutte contre la précarité (temps partiel et travail discontinu), qui nourrit la pauvreté laborieuse. C’est ainsi que nous pourrons restaurer la dignité du salariat, et autour de lui un sentiment de collectif et d’identité de situation dans les classes populaires et moyennes.
Il faut refonder le contrat fiscal entre les citoyens et l’État. Lui donner clairement comme principe la juste répartition des efforts, et comme objectif prioritaire la collecte des ressources nécessaires au financement des mesures de cohésion sociale, et à l’investissement dans les dépenses d’avenir. C’est ainsi que nous lui redonnerons du sens aux yeux de nos concitoyens, et que nous en ferons un instrument de croissance (notamment en allouant des exonérations fiscales aux secteurs industriels sélectionnés par l’Etat, et aux entreprises pratiquant une politique salariale vertueuse).
Troisième thèse : mobiliser sans perdre de temps les acquis du cycle de croissance finissant pour poser les fondements d’un prochain cycle soutenable et vertueux
On ne se passera pas d’un nouveau modèle d’allocation de la finance dans le système économique – il faut, autrement dit, réinventer une banque qui fasse vraiment son métier. Il n’y a pas de croissance sans investissement. La juste opposition n’est donc pas entre économie réelle et économie financière – c’est l’équilibre entre les deux qui doit être repensé. Il faut y remettre bon ordre, en posant des règles faisant que ce soient ceux qui ont créé le risque qui l’assument, et en pénalisant fiscalement plus fortement ceux qui jouent le court terme contre le long terme.
Nous devons inventer un nouveau modèle d’Etat-entrepreneur, voué non pas à gérer les contraintes, mais à créer de nouvelles opportunités, à user de nouveaux partenariats entre public et privé, à défendre l’intérêt général. Il devra travailler à l’émergence de nouveaux secteurs industriels, adossés à la révolution écotechnologique en cours. En investissant immédiatement dans les éco-industries, dans les nouvelles énergies, dans les technologies cognitives. Une part du PIB pourrait être constitutionnellement allouée à la recherche et à l’innovation. Et en construisant des nouveaux outils : une banque publique d’investissement, une politique européenne de grands travaux (notamment d’infrastructures de transports collectifs) et de grands projets de recherche. Tout en sortant résolument les biens et les services d’intérêt général de la logique de privatisation.
Je n’entamerai pas ici un « couplet » sur l’écologie, mais nous savons tous que l’acte fondateur de ce nouvel Etat-entrepreneur doit être la mise en place des conditions d’une éco-croissance.
Quatrième thèse : renouer avec le combat idéologique radical
Le discrédit qui va frapper de façon au moins temporaire la doxa néo-conservatrice, néo-libérale libère un espace intellectuel considérable dans le débat public. La place est libre, et il y a un risque non négligeable qu’elle soit occupée par les dérives populistes les plus pernicieuses si nous ne nous avançons pas résolument dans le débat ; non pas avec des commentaires, des condamnations morales, voire des catalogues de mesures techniques, mais avec une analyse générale et des concepts donnant du sens au chaos actuel, des perspectives de solution pouvant mener à des actions concrètes. La gravité de la situation, qui voit chaque jour un nombre croissant de nos concitoyens sombrer dans le désespoir et perdre confiance envers nos démocraties, exige que nous soyons d’une intransigeance radicale avec toutes les injustices. Le débat ne portera pas sur nos compétences de gestionnaires mais sur notre aptitude à concevoir et à défendre une nouvelle économie sociale et écologique de marché.
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