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Normopathie nationale

Votre vie a probablement changé depuis vendredi. Non ? Je vous vois froncer les sourcils d’un air perplexe. Enfin, vous vous moquez de moi, c’est cela ? Non, vraiment, vous n’avez pas pris connaissance de l’événement politique et économique de la fin de semaine et du week-end – le dévoilement du programme économique du Front National ?

Cela n’est pas très étonnant, en vérité. La couverture presse en a été limitée à quelques articles, partagés entre le constat de la reprise sans grande surprise de thèmes déjà évoqués par Marine Le Pen (révolution fiscale, sortie de l’euro), et le récit tragicomique de la présentation façon groupuscule clandestin, avec les « experts » du parti refusant de dévoiler leur identité, de peur d’être victime du « nouveau maccarthysme » qui régnerait dans notre beau pays.

Censure, volonté de ridiculiser un parti qui ferait peur ? Cela ne tient pas : les derniers mois ont prouvé la forte propension des médias à accorder, avec parfois un peu trop de légèreté même, crédit et attention au « nouveau » FN. Si la présentation de vendredi dernier avait été un grand moment, on peut être certain qu’on en parlerait encore à l’heure actuelle. Mais tel n’est pas le cas – et on le comprend. Sans même entrer dans le débat sur la faisabilité, l’efficacité ou le réalisme des mesures mises en avant, on ne peut qu’être frappé par leur grande banalité, comme le souligne Hervé Nathan. Banalité par rapport aux interventions précédentes de la présidente, comme on l’a déjà dit. Banalité par rapport au contexte idéologique général ensuite : le protectionnisme, update de la bonne vieille préférence nationale, n’a plus rien d’une idée honnie, n’en déplaise à ses défenseurs, et trouve même son chemin jusqu’au programme socialiste. Banalité par rapport à ce qu’a toujours été le FN : l’immigration zéro, ce n’est pas franchement une innovation marinesque. Banalité enfin par rapport aux programmes mêmes d’autres partis : à cet égard, la référence systématique à Piketty donne un curieux sentiment de proximité avec le Parti socialiste.

La banalité : rêve et malédiction du Front National. La stratégie de Marine Le Pen passe par une normalisation du FN, pour élargir son électorat et le faire sortir de l’impasse politique où l’avait enfermé des années de cordon sanitaire et de relative intransigeance de la droite de gouvernement. A mesure que l’UMP se droitisait sous l’influence de Nicolas Sarkozy, et que la gauche perdait le contact avec une partie de l’électorat populaire et des classes moyennes, il devenait évident qu’il y avait un coup à jouer pour une formation populiste débarrassée de ses souillures trop évidemment racistes et des jeux de mots paternels. C’est ce coup que joue Marine Le Pen depuis le début de sa montée en puissance, s’inspirant d’autres formations semblables en Europe, tentant d’occuper les terrains de la morale, du social, et de l’anti-islamisme. Deuxième étage de la fusée : une fois la première partie de la stratégie validée par les sondages puis par les cantonales, il faudrait donner des gages sur la capacité du FN à devenir un parti de gouvernement. D’où le teasing d’enfer sur le programme économique façon « vous allez voir ce que vous allez voir », et l’intox sur les « experts » et intellectuels de haut niveau qui rejoindraient massivement le vieux parti.

C’est précisément le moment où la banalisation, qui « décomplexe » les électeurs et ouvre des perspectives électorales inconnues de Le Pen père, peut devenir une malédiction. Les propositions de Marine Le Pen n’ont rien de décoiffant. Qu’elle se force à répéter qu’elle travaille avec économistes et hauts fonctionnaires est déjà une défaite pour elle : elle, la pourfendeuse de l’UMPS, elle, la briseuse de tabous et de faux consensus, n’en vient-elle pas à guigner des signes de respectabilité propres aux partis traditionnels ? Faut-il forcément que son directeur de cabinet vienne de Bercy ? Le name-dropping un peu frénétique de références économiques bien connues, même si parfois hétérodoxes, est-il une nécessité ? Pire encore, du moment qu’elle accepte d’entrer dans ce référentiel, elle met la main dans un engrenage dont elle ne peut sortir gagnante : une sorte de cercle de la raison où il y aura toujours plus de hauts fonctionnaires de Bercy contre elle que pour elle, plus d’économistes qui la critiquent que d’experts qui la défendent ; une spirale sans fin où on lui demandera toujours plus de gages de sérieux, jusqu’à ce qu’elle perde toute originalité.

Mauvaise affaire que celle consistant à troquer dix doses de marginalité rebelle contre une dose de normalité. Marine Le Pen peut bien répéter à l’envi que ses bons résultats aux cantonales prouvent l’existence d’un vote d’adhésion qui ne se limiterait plus au rejet des partis en place, cela tient de la pétition de principe non démontrée : on peut tout autant penser que le vote FN reste un vote de colère, se reportant justement sur un parti différent, mû par des arrière-pensées pas tout à fait dénuées de racisme et de xénophobie. Se maintiendra-t-il, ce vote, sur un parti se normalisant jusqu’à devenir une sorte d’UMP bis ? Rien n’est moins sûr. Puisque Marine Le Pen entend investir le terrain social, et si ses votes restent bien des votes de colère et de désespoir, elle ferait mieux de jeter aux orties économistes et technocrates, et d’adopter des propositions réellement iconoclastes, promettre des augmentations salariales considérables et précisément chiffrées, des mesures punitives lourdes contre la grande distribution, des sanctions totalement dissuasives contre les employeurs de sans-papiers et les grands groupes qui leur font sous-traiter des marchés, des taxes délirantes contre les produits chinois, etc. Dans tous les cas, on attaquera sa crédibilité, alors pourquoi se gêner ? Pense-t-elle vraiment qu’une mesure idéologique et complexe comme la sortie de l’euro fait réellement rêver dans les chaumières ? Croit-elle gagner quelque chose en intégrant la molle et vague langue de bois des programmes des partis traditionnels, à coups de « nous lutterons contre l’exclusion » et « nous assurerons le redressement des classes moyennes » ? Est-ce bien avisé d’expliquer que « tout ce que nous proposons, nous le faisons dans un esprit de responsabilité et de sécurité pour les Français. Il n’y a donc aucun chaos ou aucune apocalypse à craindre, bien au contraire » ? Quand un bon nombre de ses électeurs espèrent sans doute au contraire un grand coup de balai ?

Si le Front National ne parvient pas à trouver le difficile équilibre entre normalité et extrémisme, il retombera d’un côté ou de l’autre de la ligne de crête, et perdra au passage ses récents gains électoraux et sondagiers. Et cela se sent sur d’autres terrains que celui du programme économique et social : les tentatives récentes de draguer le vote juif en allant sur Radio J, ou de faire passer la pilule des déclarations anti-Islam en allant débattre sur Radio Orient (émission très instructive à réécouter ici), sont autant de traductions de cette euphorie normalisatrice qui part dans tous les sens pour ne heurter personne. A vouloir se transformer en parti attrape-tout cherchant le vote de toutes les minorités, y compris de celles qu’il dénonce par ailleurs, le FN risque de progressivement abandonner sa radicalité et son attrait. Est-il efficace de cogner l’Islam pour ensuite aller expliquer sur des ondes communautaires qu’on n’a rien contre les Musulmans en tant que tels, uniquement contre les dérives fondamentalistes ? La prochaine étape sera-t-elle un discours d’apaisement envers les « racailles », victimes de la mondialisation et des partis au pouvoir ? Marine Le Pen devrait méditer les deux dernières élections présidentielles et le destin des « troisièmes hommes » tapant à la porte de toutes les niches électorales : à trop s’éparpiller, à vouloir satisfaire trop de monde, on finit par ne plus ressembler à rien.

Romain Pigenel

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13 Comments

  1. En fait, si l’on comprend bien, le “shadow cabinet” de Marine le Pen est composé de …un énarque travaillant à Bercy : pas lourd.
    Au début, nous croyions qu’il bossait place Beauveau et qu’il faisait “fuiter” les chiffres de l’immigration. Finalement, il est à Bercy, et il fait fuiter d’autres infos.
    Bon, on va nous le dire, à la fin, son petit nom ?

    Lundi, avril 11, 2011 at 6:40 | Permalink
  2. Gabale wrote:

    Excellente analyse qui souligne le néant des propositions du FN. Il ne s’agit que d’incantations totalement à côté de la plaque. Si seulement les hommes politiques et les médias daignaient s’y pencher pour en montrer le vide abyssal !

    Lundi, avril 11, 2011 at 12:57 | Permalink
  3. @Coralie : peut-être qu’il y en a deux ou trois, un par ministère régalien, soyons charitables ! :-) De toute manière ces choses-là finissent toujours par se savoir.

    Lundi, avril 11, 2011 at 13:02 | Permalink
  4. @Gabale : et plus on s’avancera dans la campagne, plus le FN devra se découvrir, et plus il deviendra évident que le roi est nu, et réduit à faire concurrence sur le terrain sécuritaire et nationaliste à Sarkozy.

    Lundi, avril 11, 2011 at 13:18 | Permalink
  5. captainhaka wrote:

    Bien analysé l’aspect normatif qui finira par tuer le mythe de la magie du fn “différent”. Cette normalisation, si elle aboutissait un jour, elle signifiera aussi qu’on fera entrer ce parti dans le cercle de la république et c’est là que je bloque complètement contre ce raisonnement (désolé j’ai un tempérament binaire assez aigu en politique) .

    Le fn est comme une entreprise mouillée par des décennies d’escroqueries et de malversations, si on admettait qu’une partie des citoyens en devenaient les actionnaires, il leur faudra changer tout le bureau, le débaptiser et se trouver un nouveau logo pour se refaire une virginité.
    mais en ce qui me concerne, c’est comme parfumer une étable avec du n°5 de Chanel.

    Lundi, avril 11, 2011 at 14:29 | Permalink
  6. captainhaka wrote:

    Au fait, merci pour le lien :)

    Lundi, avril 11, 2011 at 14:29 | Permalink
  7. @CaptainHaka : oui moi aussi je n’y crois pas trop à la normalisation totale, y a bien l’exemple de Bossi en Italie, mais ça reste l’exception plutôt que la règle … (de nada pour le lien ;-) )

    Lundi, avril 11, 2011 at 21:28 | Permalink
  8. LE BAIL Bertrand wrote:

    Si on dépasse le côté légèrement Godwin de l’analyse, cet article me paraît malgré tout intéressant, abordant un aspect dont tu ne parles pas dans ton article

    http://alternatives-economiques.fr/blogs/chavagneux/2011/04/07/le-retour-du-national-socialisme/

    Mardi, avril 12, 2011 at 12:38 | Permalink
  9. @Bertrand : merci, pas si Godwin que ça en fait …

    Mardi, avril 12, 2011 at 16:54 | Permalink
  10. MHPA wrote:

    C’est cool, de l’air, on se prendrait à rêver.
    Un scénario dans le genre pourrait éventuellement se dessiner.
    Mais braire étant sa qualité première, et ce qui semble séduire en premier lieu son électorat, je crains qu’elle ne retrouve la tonalité dès qu’elle en sentira la nécessité.

    Mardi, avril 12, 2011 at 21:49 | Permalink
  11. @MHPA : elle peut aussi se laisser emporter par son élan, cf. le cas Bayrou … Wait & see !

    Mercredi, avril 13, 2011 at 22:54 | Permalink
  12. ema wrote:

    “et trouve même son chemin jusqu’au programme socialiste”. Monsieur n’en dit pas plus. Ah mais je veux plus !!! Je vais devoir aller grignoter les commentaires FB. Mais je voulais laisser mon indignation ici. C’est bêta : quand je suis conquise, je fais pas des <3.

    Vendredi, avril 15, 2011 at 17:09 | Permalink
  13. @ema : c’est dommage, c’est bien aussi les <3. Quoi qu'il en soit, pour le programme socialiste, ça se trouve p. 16 de la version courte (celle en 30 pages).

    Samedi, avril 16, 2011 at 13:59 | Permalink

4 Trackbacks/Pingbacks

  1. Romain Pigenel on Lundi, avril 11, 2011 at 8:40

    Normopathie nationale / risques et limites de la banalisation pour le #FN http://t.co/0cr4P0q #variae

  2. Vogelsong on Lundi, avril 11, 2011 at 8:47

    RT @Romain_Pigenel: Normopathie nationale / risques et limites de la banalisation pour le #FN http://t.co/0cr4P0q #variae

  3. L’avenir n’est pas écrit | Le Blog de Gabale on Jeudi, avril 14, 2011 at 14:34

    [...] face, l’extrême droite s’est considérablement renforcée malgré l’incommensurable démagogie de ses propositions. Les centristes tergiversent en attendant de savoir vers quel camp va peser la [...]

  4. Le Front national : socialiste ? on Mardi, septembre 13, 2011 at 23:06

    [...] de classe politique corrompue (exemples à l’appui) et d’automobilistes persécutés. L’économie n’arrive qu’à la fin, pour fustiger l’explosion de la dette et les institutions financières [...]

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