La deuxième décennie du troisième millénaire s’ouvrit en France sur un parfum de révolte. Dans les librairies s’arrachaient comme des petits pains les exemplaires d’un livret au titre énergique – Indignez-vous ! – et si la progression des ventes s’était faite, dans un premier temps, dans une certaine discrétion, il n’avait pas fallu longtemps pour que les médias s’emparent du phénomène de librairie, pour s’étonner de son succès et souvent l’encenser, contribuant ainsi par effet boule de neige à accroître encore le nombre d’acquéreurs de l’ouvrage. Nul honnête homme de gauche ne pouvait se tenir à l’écart de la déferlante ; de partout lui remontaient d’amicales pressions pour se joindre au mouvement, appuyées par des récits enthousiastes ; untel avait acheté 10 exemplaires d’un coup, un autre était parvenu à le faire lire à tel ou tel membre de sa famille pourtant absolument rétif à la politique ; c’était une lecture qui faisait un bien fou, une véritable leçon d’engagement pour les nouvelles générations.
On finissait donc par se pencher sur l’opuscule. Une fois franchie la couverture et son injonction sans doute bienveillante, mais vaguement menaçante, la curiosité laissait place à la perplexité. Il était d’abord question du glorieux temps de la Résistance unie derrière De Gaulle, et des principes généreux qu’elle avait portés en France, se fondant sur « l’indignation » ; puis venait un lamento sur notre société, où l’argent n’a jamais été « si grand, insolent, égoïste » qu’actuellement ; quelques brèves considérations sur Sartre, Hegel, et le sens de l’histoire ; puis encore un listing de raisons de s’indigner (droits de l’homme, pauvreté, Palestine) ; et un final sur la non-violence, la nécessité d’une « insurrection pacifique » (comme en Palestine), et une référence au nazisme sans laquelle la boucle n’aurait pas été bouclée.
On restait donc sur sa faim, et même légèrement agacé de l’injonction qui revenait comme une litanie page après page : les jeunes, « indignez-vous », regardez bien autour de vous, vous trouverez une raison de vous indigner, si, si, regardez mieux, je vais vous aider, tenez, les sans-papiers ou la Palestine ! Comme si les Français – et les jeunes en particulier – avaient perdu la capacité de s’indigner, comme s’ils ne luttaient pas déjà tous les jours dans une vie de moins en moins facile, comme si les mouvements du CPE, par exemple, ou des retraites n’avaient pas eu lieu, provoquant même l’admiration de la gauche dans d’autres pays plus inertes.
La perplexité était d’autant plus grande sur ce subit mot d’ordre qui enflammait la France, qu’à bien y réfléchir, l’indignation avait rarement été aussi grande et permanente dans le pays ; on était déjà dans la société de l’indignation, et c’est même peut-être ce qui expliquait le succès de l’ouvrage. La classe politique en son ensemble s’était violemment indignée lors de la crise financière, Nicolas Sarkozy lui-même s’était indigné contre le capitalisme lors de son fameux discours de Toulon, Marine Le Pen s’indignait des Musulmans priant dans la rue, Brice Hortefeux s’indignait des Roms attaquant les gendarmes, provoquant à son tour l’indignation générale, on s’indignait contre les maladies génétiques lors du Téléthon, qui lui-même entrainait l’indignation de Pierre Bergé, et tout récemment enfin, la communauté internationale s’indignait de la victoire auto-proclamée de Laurent Bagbo en Côte d’Ivoire, lui et ses soutiens s’indignant pour leur part de l’ingérence des puissances étrangères dans leur pays. Bref, d’indignation on ne manquait pas, et y compris, pour revenir au sujet du livre, contre Nicolas Sarkozy, président habitué des gouffres sondagiers, et ce qu’il représentait. L’époque croulait sous les indignations, et on avait le sentiment que c’était le manque de débouchés rationnels, de solutions, de perspectives claires à ces indignations qui était patent et problématique. Et que faute de les trouver, l’indignation risquait de se retourner en aigreur, et finalement en laisser-faire, puis en indifférence. Cette indifférence justement condamnée par Hessel.
Probablement ce diagnostic était-il partagé par bon nombre de commentateurs, qui pouvaient du reste trouver d’autres explications au succès d’Indignez-vous : le prix modique de la brochure, sa couverture percutante, son auteur – pour le coup, la dignité même, c’était un peu comme si tout le respect dû au grand âge, et toute l’horreur de la Seconde Guerre mondiale pesaient sur vous quand vous le lisiez – et surtout son faible nombre de pages – enfin un livre politique que l’on peut terminer. C’était un peu l’équivalent bobo du prix littéraire à bandeau rouge que l’on offre à Noël en tant que valeur sûre, quand on n’a pas d’autre idée. D’ailleurs la réserve et le bon sens trouvaient leur chemin dans quelques articles. Mais dans l’immense majorité de la presse, des médias, et même dans le monde politique, on céda à la vague, par suivisme, par opportunisme parfois. Fleurissaient partout des papiers s’étonnant du succès de librairie pour mieux louer une formidable leçon d’humanisme, d’engagement pour la jeunesse, avant de revenir longuement sur la vie de l’auteur, au sujet de la laquelle il y avait effectivement plus à dire et à raconter. On mit l’indignation en boîte, en package, en gimmick, pour la décliner à n’en plus finir : l’Express récapitula les « 5 préceptes » d’indignation de Stéphane Hessel (« 1 – Trouver un motif d’indignation ») ; Le Monde, et même Marianne, ouvrirent leurs colonnes à leurs lecteurs et à des personnalités pour qu’ils présentent leurs « indignations pour 2010 » ; la référence aussi convenue qu’automatique au petit livre devint un passage obligé pour vœux de responsables politiques en mal d’inspiration ; enfin, en point culminant de ce barnum, un Edwy Plenel en quête de buzz fit même enregistrer au vieil homme des « vœux de résistance » et d’indignation, condamnant solennellement la « cupidité », la collusion de l’argent et du pouvoir, et appelant à lire Edgar Morin pour s’en sortir.
Les mauvais esprits ne purent s’empêcher de remarquer que cet engouement général était proportionnel au caractère vague, et au contenu incertain, de l’indignation préconisée par Hessel. Si son livre commençait par dénoncer « le système économique », les exemples d’indignation concrets proposés ensuite aux « jeunes » se concentraient plutôt sur « le traitement fait aux immigrés, aux sans-papiers, aux Roms » et à la « bande de Gaza » ; malgré ses prémisses révolutionnaires, l’indignation hesselienne se cantonnait finalement à de charitables (et fort respectables) questions sociétales ou de libertés publiques, et évitait le cœur du système. Ce n’était sans doute pas un hasard si son propos s’achevait sur un oxymore – l’insurrection pacifique – comme une sorte d’échec de la pensée à concevoir un résultat concret. Étonnamment, quand quelques semaines auparavant une indignation bien réelle contre le scandale bancaire avait failli se concrétiser, suite à la proposition d’un footballeur de vider les comptes en banque, la moquerie et le mépris – teintés de crainte – avaient dominé les réactions et les commentaires. Il est vrai qu’Éric Cantona n’avait pour tout curriculum vitae que sa résistance aux défenses et aux gardiens de but anglais, sans les égards dus à l’âge.
Le doute persistait donc. Et si le succès d’« Indignez-vous ! » avait d’abord été dû au fait que sous des dehors flatteusement radicaux, il ne remettait réellement rien de fondamental en cause, et brossait l’indignation consensuelle dans le sens du poil ?
Romain Pigenel
La politique par les mots c’est ici.
12 Comments
L’indignation « vertueuse » de Hessel peut en effet laisser sur sa faim. Son texte n’a rien de programmatique.
Je le vois plutôt comme un exercice de style ou une pétition de principes rédigé par un homme qui, à un moment donné de son existence, a su faire des choix politiques et personnels courageux.
Quant au succès de libraire, ma foi, je m’en méfie. Je l’impute à ce même mystérieux processus qui a précipité des millions de Français dans les salles obscures pour aller voir « Bienvenue chez les Ch’tis ».
Cependant, je salue l’ardeur de l’auteur qui a 93 ans passés a su garder une fougue juvénile que n’ont plus beaucoup de femmes et d’hommes politiques.
“Nul honnête homme de gauche ne pouvait se tenir à l’écart de la déferlante”
Ah merde ! Je ne suis pas un honnête homme de gauche.
Bon, je vais lire la suite.
Ouais, après Cantona, voila Papy Mougeot. De quoi on parle, demain ?
@Gabale : oui il y a deux choses, le témoignage d’un vieil homme qui a vécu beaucoup de choses chez un éditeur confidentiel, et l’emballement à partir de là, nourri à un certain point par les “leaders d’opinion”. On a tous envie d’être aussi frais d’esprit à son âge, mais de là à en faire l’alpha et l’omega du militantisme …
@Nicolas : si on trouve un témoignage “bouleversant” sur l’engagement d’un handicapé moteur lourd, je pense qu’on peut arriver à un bon buzz des familles.
les propositions et l’auteur, il faudrait une coïncidence valable entre les deux.
L’ami des mouettes passe trop de temps à vanter les rasoirs bic pour être honnête.
La vie à zéro fautes fait-elle de bons programmes politiques ?
Jospin.
Jospin donc.
““Nul honnête homme de gauche ne pouvait se tenir à l’écart de la déferlante”
Ah merde ! Je ne suis pas un honnête homme de gauche.”
Ca doit être aussi mon cas…C’est grave Docteur ?
@Alain : plutôt rassurant en fait, sauf peut-être pour l’éditeur et les libraires.
@Ema : jamais été trop fan de cette idée, qui revient au bout du compte soit au délit de sale gueule, soit à une sorte d’argument d’autorité.
Le bonhomme est très “radiogénique”, passionnant quand il raconte l’Histoire… Mais j’ai été déçu par son livre, que je considère comme un long éditorial consensuel, approximatif et creux.
Il écrit qu’il faut défendre les Palestiniens, qu’il faut défendre l’héritage du CNR, etc. Mais j’aurais aimé qu’il explique ‘pourquoi’ il faut les défendre ! Car la pensée dogmatique ne convainc que les convertis.
Pourquoi, comment, dans quelle perspective … Le plus consternant dans cette histoire n’est pas Hessel qui a bien le droit d’écrire ce qu’il veut, mais celles et ceux qui ont cyniquement et par suivisme encensé ce livre auquel ils ne devaient pas beaucoup croire. Et comme toujours maintenant le balancier médiatique repart dans l’autre sens, avec des chroniques au vitriol de Pierre Assouline, de Bilger, de Causeur … Comme le soulignait un ami, il est paradoxal qu’un si petit livre produise une si grande quantité de commentaires !
@Thierry
“Mais j’aurais aimé qu’il explique ‘pourquoi’ il faut les défendre ! ”
Pour ce qui concerne le programme du CNR, il n’est qu’à le lire , analyser les objectifs que les rédacteurs se donnent et comparer avec ce que nous vivons actuellement ( ce qu’on nous propose comme projet de société, par exemple) pour comprendre, sans l’aide de personne, POURQSUOI il y a lieu de le défendre,non?
Je crois que c’est la première étape. Et après viendra la réponse à “dans quelle perspective” et comment on s’y prend pour défendre ce programme. Ceci bien entendu si on est d’accord avec ce programme
Finalement, j’ai beaucoup apprécié qu’Hessel ne donne pas de réponse au pourquoi et au comment. C’est aux lecteurs de le trouver seuls et après de décider si il y a lieu d’agir et sous quelle forme. De là peut naitre un débat et un projet collectif. C’est nettement plus impliquant de partir d’une suggestion, pour aller vers la réflexion et enfin vers l’action, même si nous y sommes de moins en moins habitués.
http://fr.wikisource.org/wiki/Programme_du_Conseil_national_de_la_R%C3%A9sistance
Le succès du livre de Hessel est de même principe que celui du “De quoi Sarkozy est-il le nom ?” de Badiou (lui seulement âgé de 76 ans) : les deux livres répondaient à un besoin de ce que certaines choses soient dites, certains mots prononcés, et ceci de façon non équivoque (pour reprendre ce que disait Badiou (1) sur le succès de son propre bouquin (de mémoire)). 600.000 exemplaires vendus de Hessel : on peut bien compter 2 lecteurs par exemplaire ce qui fait plus d’un million de lecteurs (ce n’est pas rien) : ces lecteurs ne sont sans doute tous pas des lecteurs réguliers du net, plus probablement des spectateurs du JT de 20H. On conçoit que pour quelqu’un “s’informant” encore principalement par le JT, la lecture du Hessel puisse être aussi salutaire que celle du Badiou le fut fin 2007 pour d’autres lecteurs eux mieux informés. D’ailleurs ouvrant le Hessel au hasard je fus étonné par la netteté de l’expression, par la pertinence du propos autant que par la hauteur de vue, et je me dis : “ce succès est mérité” (après le lisant en entier j’ai effectivement trouvé ça un peu fade, mais bon).
(1) ça doit être dans cette vidéo que Badiou racontait ça :
http://www.dailymotion.com/video/x4mohe_badiou-de-quoi-sarkozy-est-il-le-no_news
@antennerelais : je suis d’accord avec toi sur la pertinence probablement plus grande du livre de Hessel pour un public peu habitué aux propos et analyses ultracommuns pour ceux qui fréquentent assidûment le web de gauche – encore que 600 000 exemplaires, à mon avis, ça ne dépasse guère les frontières de la population militante au sens large (asso, syndicats, partis, sympathisants), et que je me demande si le bouquin a été lu par autant de monde, ou s’il n’est pas devenu à la fin le cadeau chic pour Noël, que l’on offre et qui échoue sur la table de nuit sans jamais être ouvert. En revanche je suis moins d’accord sur le comparatif avec Badiou : Badiou, qui est quand même d’une autre envergure intellectuelle, offre une vraie grille de lecture, même si je ne la partage pas, et une radicalité au sens propre. Je ne vois ni l’une ni l’autre chez Hessel.
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Quand Hessel brosse l'indignation consensuelle dans le sens du poil http://bit.ly/g9QcOe via @Romain_Pigenel
[Variae] Les mots de la politique (2) : « Indignez-vous ! » http://tinyurl.com/2357sp9
Les mots de la politique (2) : « Indignez-vous ! » : http://wik.io/Ytun5
Et maintenant #Naulleau fait l'éloge de #Hessel … on s'enfonce #onpc http://bit.ly/gaeiPm
L'indignation consensuelle par @Romain_Pigenel http://bit.ly/gaeiPm chute un peu convenue… et oui marre de la (cont) http://tl.gd/80urof
[...] à la une du mensuel papier de Rue89, trois vedettes de la pensée contestataire médiatique : Stéphane Hessel évidemment, du sommet de ses ventes d’Indignez-vous ; Edgar Morin, chantre de « l’autre voie » et de la « pensée complexe » (ou l’inverse) ; [...]
[...] y a boycott et boycott. Le boycott pour la forme, qui a valeur de symbole d’indignation ; et le boycott qui fragilise réellement sa victime et influe donc sur sa conduite. En [...]
[...] morale civique à la schlague. Finalement, Hessel avait bien raison de remuer ces petits cons et de les appeler à « s’indigner [...]
[...] Rappelez que vous venez de Palestine et organisez une rencontre entre des Chrétiens de Gaza et Stéphane Hessel (avec un peu de chance, il vous écrira un Convertissez-vous ! avant l’été). Créez des [...]
[...] privé, n’en défend pas moins une certaine idée du service public d’information et d’indignation, et se fait donc un point d’honneur à ne pas laisser ses lecteurs dans le flou, le doute ou [...]
[...] que tout le monde (et même Sarkozy) peut se retrouver dans cet éventail de valeurs très « hesselien », et suffisamment large et elliptique pour rassembler un vaste « arc républicain ». Mais [...]
[...] Truc va désormais l’expliquer, fataliste, indigné, à ses amis. Oui, il y a bien une crise du politique très grave, comme Edwy Plenel l’a [...]
[...] Hessel, un lecteur de Stéphane Hessel, un ravi de la crèche numérique (© Laurent Bouvet), un indigné de la place de la [...]
[...] Indignez-vous ! Ce cri, sortant de 100 000 poitrines à travers le monde, de Rabat à Roubaix, est l’expression de la désapprobation générale envers la mondialisation financiarisée. Or il se trouve que notre président a été un des premiers à la dénoncer, lors de discours aussi fondateurs que suivis d’effets. La retraite précoce d’Olivier Besancenot ouvre donc un boulevard aux sarkozystes, qui doivent très vite occuper ce créneau porteur. [...]
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