Skip to content

L’ère de l’aigreur

Parfois, les incidents individuels révèlent un aspect déterminant du moment et de l’endroit où il se déroulent. Prenez l’« affaire Guillon-DSK ». Alors que la matinale de France Inter, la semaine dernière, recevait le directeur du FMI pour parler de la crise, le comique maison, Stéphane Guillon donc, s’est livré à son exercice de style habituel, dressant un portrait halluciné du cador socialiste en satyre libidineux. L’affaire aurait pu s’arrêter là – mais comme de bien entendu, il n’en fut rien, DSK commençant son interview par une protestation contre le sketch, la vidéo de l’ensemble buzzant à la vitesse de l’éclair sur Internet, et Jean-Michel Apathie entrant finalement en polémique avec l’humoriste. Qui lui répond à son tour, sans élever, c’est le moins qu’on puisse dire, le niveau du débat.

Un épisode supplémentaire du grand cirque médiatique, me disais-je. Et puis je me suis amusé à regarder les commentaires des internautes sur l’affaire. Une constante revenait : Guillon comme parangon de la liberté d’expression, doué « d’un humour corrosif », d ’un « humour hard » qui horrifie « les pisse-froid », un ton « d’une totale liberté », « d’autant plus virulent qu’il est totalement libre ». Ah bon ?

Ce dernier commentaire, en particulier, ne laisse pas de m’étonner. La liberté, pour résumer, se mesurerait donc à la violence dirigée vers autrui. Guillon serait l’homme qui oserait assumer sa liberté, en cela qu’il verbalise sans inhibitions son agressivité envers ses cibles (DSK, Apathie en l’occurrence). Pendant que les comiques et éditorialistes moins libres, eux, resteraient – contre leur ressenti profond peut-être ! – dans le registre de la retenue et de la civilité, faute de mieux.

Je vois dans cet aveu quelque chose d’extrêmement instructif sur le moment actuel. Un moment habité par une envie généralisée d’en découdre, mais d’en découdre d’une manière bien particulière, à savoir avec celles et ceux qui donnent le sentiment soit d’être un peu mieux lotis que la moyenne, soit d’être trop bien lotis par rapport à ce qu’ils méritent. Revenons donc à ce pauvre DSK.

Que lui reproche-t-on ? Par-delà l’imbroglio avec la stagiaire du FMI, ce sont bel et bien ses mœurs présumées qui sont visées, sa supposée libido explosive, et ceci avec une belle récurrence, puisque le journaliste Jean Quatremer avait déjà réalisé un petit coup médiatique en s’interrogeant sur la capacité de l’ex-ministre de l’économie et des finances à limiter ses ardeurs, une fois confronté à toutes les jeunes femmes du FMI. En quoi cela a-t-il une quelconque importance au regard de son activité politique ? En quoi cela permet-il de juger l’homo publicus DSK ? A-t-il à un moment ou à un autre mis en avant cette réputation pour servir ses intérêts ? J’attends toujours qu’on me l’explique. C’est sur ce point, et exclusivement sur ce point, que Stéphane Guillon a attaqué lors de sa désormais célèbre chronique du mardi 17 février. Donc, si on résume, sur une affaire privée, sur des soupçons « moraux » depuis longtemps connus du grand public, et surtout, sur un personnage globalement affaibli – pour le moment du moins – sur la scène politique française (on est loin du DSK triomphant de 2004). Pilonnage en règle mené, et c’est cela qui pose problème, ultimement, avec une insistance et une grossièreté qui donnaient le sentiment, à la longue, d’un acharnement purement personnel.

Quel courage, quelle liberté y a-t-il à tirer pendant quatre minutes sur une ambulance, en visant le pneu déjà crevé ? Quelle explication psychologique – puisqu’en définitive on rabat tout sur le psychologique – peut-on trouver à un tel acharnement de Guillon, sinon l’envie de se « faire » un ex-gros poisson, maintenant qu’il est échoué sur la grève ? Soyons clairs : ce qui pose problème n’est pas la méchanceté ou la liberté en tant que telles. D’autres comiques d’un autre talent ont su user d’une « méchanceté » et d’une « liberté » parfois bien plus grandes. Mais elles étaient grandes par ce qu’elles visaient et par ce qu’elles apportaient de justesse et d’éclairage. Or il n’y a ici nulle intelligence, nulle portée sociale ou politique, à cet acharnement qui se coule avec cynisme dans le moule ambiant : l’aigreur. La haine sourde des « privilégiés », notion à géométrie variable s’il en est, puisqu’elle peut aussi bien désigner les fonctionnaires que les traders selon celui qui la profère. Le privilégié, c’est les autres ! Le privilégié, responsable de mon propre dénuement. Alors on érige en Robin des Bois ceux qui ont le « courage » de verbaliser ce ressentiment. Guillon, donc, mais aussi Siné, transformé en martyr de la liberté d’expression pour avoir essuyé des critiques suite à ses attaques plus que douteuses contre un fils de Nicolas Sarkozy. Quelle audace ! L’aigreur n’a pas de frontières politiques : elle dicte aussi la politique de communication présidentielle, qui a eu l’habileté, à chaque réforme, de pointer du doigt et de jeter à la vindicte médiatique une catégorie de Français, les enseignants-chercheurs derniers en date.

Tout cela n’est pas sans lien avec le climat économique et social. Le choc violent entre la société de consommation, qui multiplie les envies, et la crise, qui les voue à rester insatisfaites, ne peut que faire grandir la rancune et le ressentiment entre les uns et les autres. Rancune et ressentiment qui, en retour, obscurcissent le jugement sur les questions politiques et sociales. La crise nourrit l’aigreur ; l’aigreur pourrit la crise. Et c’est ainsi que ce pauvre Dominique Strauss-Kahn, suspect d’avoir une bonne situation et des conquêtes féminines trop abondantes, devient un punching-ball consensuel. Permettant à de nouveaux Tartuffe de jouer les redresseurs de torts à bon compte …

L’aigreur avance masquée. Elle se pare des atours de la critique sociale, mais ne porte aucune autre finalité que la satisfaction, passagère, du ressentiment. Celles et ceux qui l’instrumentalisent devraient se méfier : qui vit par l’épée périt, souvent, par l’épée.

Romain Pigenel

A lire aussi :

4 Comments

  1. Ludivine wrote:

    Bien vu ! Entierement d’accord avec toi sur ce point…

    Dimanche, mars 8, 2009 at 16:07 | Permalink
  2. Syreline wrote:

    Bel effet d’aigreur dans cet article, et d’acidité (jalousie ?) dans la critique de l’humoriste. Et qui prend toute sa saveur au vu des évènements de cette année…
    C’est marrant, les humoristes devraient s’excuser d’envoyer un pavé dans la mare, mais les journalistes, eux, ont parfaitement le droit de tirer à boulets rouges sur n’importe qui au nom sacré de la liberté de la presse…

    Vendredi, octobre 28, 2011 at 13:11 | Permalink
  3. @Syreline : il y a deux accents aigus à “événement” … Sans aigreur de ma part :-)

    Vendredi, octobre 28, 2011 at 19:28 | Permalink
  4. Syreline wrote:

    @Romain/Variae : et ben non, pas de bol, graphie juste pour les deux (cf rapport de 1990 sur les rectifications orthographiques) ; quoique “événement” tende à être abandonné (cf mises à jour de l’Académie Française).
    En même temps, si c’est tout ce que vous avez trouvé à répondre…
    Sans aigreur non plus. It’s all folks !

    Samedi, octobre 29, 2011 at 17:52 | Permalink

3 Trackbacks/Pingbacks

  1. Variae › Qui a peur du grand méchant web ? on Mardi, juillet 27, 2010 at 15:23

    [...] agora moderne, qui ne se révèlerait être qu’un déversoir à mauvaises pulsions, un défouloir aux aigreurs de notre époque ? Bruno Roger-Petit notamment écrit clairement ce que beaucoup pensent : la [...]

  2. [...] facile et consensuel, peut-être l’impression d’y trouver un certain mimétisme avec le démagogue Guillon, peut-être simplement le ras-le-bol de cette nouvelle figure imposée, [...]

  3. Variae › Serrer les coudes, serrer les boulons on Lundi, mai 16, 2011 at 7:37

    [...] du tout le monde le savait bien et, avec un regard entendu, à tirer un trait d’union entre chaud lapin et violeur, à laisser entendre que le viol suit la Porsche comme une continuation logique. [...]

Post a Comment

Your email is never published nor shared. Required fields are marked *
*
*