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Le Drucker-étalon

Un « Vivement Dimanche » consacré à Marine Le Pen ? Perspective – horrifique pour les uns, légitime pour les autres – qui revient désormais régulièrement dans l’actualité, et vient d’être à nouveau activée par un coup de gueule très calculé de la principale intéressée. La récurrence de la question en dit bien assez sur son caractère symbolique, voire fantasmatique. Pourquoi se focaliser sur cette émission en particulier ?

Cette interrogation renvoie à la fois au statut de ce programme télévisé, et à l’opération politique qu’est en train d’accomplir Marine Le Pen. Sur fond de renouvellement général des extrêmes-droites européennes, et – dans le cas français – de changement de direction au Front National, Marine Le Pen a entrepris une réorientation de la vieille formation de son père sur des thématiques sociales, populistes et moralistes, dans un apparent souci des « petites gens » et un rejet des provocations ouvertement racistes et antisémites paternelles. Des propos rapportés d’un récent déplacement militant en Hérault traduisent cette petite révolution, en rupture claire avec la vieille extrême-droite façon Gollnisch : « Je suis opposée à voir revenir dans le FN des groupuscules radicaux, caricaturaux, anachroniques. Entre les catholiques, les pétainistes et les obsédés de la Shoah, ça ne me paraît pas cohérent. Le FN ne servira pas de caisse de résonance à leurs obsessions ». C’en est donc (pour le moment) fini de l’ambiguïté de son père, savamment entretenue par les débordements verbaux qui furent sa marque de fabrique. A ce passage du Rubicon idéologique s’ajoute l’affirmation d’une volonté de normalisation et de recentrage, si l’on peut dire, des champs de compétence et d’expertise du parti : « Je pense avoir réussi, en 10 ans, à proposer un programme économique et social qui attire une nouvelle frange d’électeurs. Ceux-là ont pensé pendant longtemps que notre programme se résumait à la lutte contre l’immigration et l’insécurité ». Ce profil particulier, sorte de symétrique de Nicolas Sarkozy (chacun fait un mouvement en direction de l’électorat de l’autre, tout en affirmant l’impossibilité d’un accord), séduit un nombre important de Français à en croire les derniers sondages, et pose un vrai problème au reste de la classe politique et médiatique. La mise en place d’un cordon-sanitaire pour isoler le FN de Jean-Marie Le Pen avait été jusque là grandement facilitée par le jeu permanent de celui-ci avec des individus, et des idées, directement reliés au fascisme et au racisme. Tout en criant à la diabolisation, Le Pen-père offrait en réalité régulièrement à ses adversaires les moyens d’organiser et de crédibiliser celle-ci. Mais quand ces travers facilement condamnables sont non seulement abandonnés, mais mêmes explicitement dénoncés, que reste-t-il des clivages autrefois évidents ? Au fond, qu’est-ce qui différencie Marine Le Pen des élus de la « droite populaire » sarkozyste ?

On imagine la fille de son père pleinement consciente de cette nouvelle donne, et des contradictions qu’elle peut favoriser dans le traitement médiatique et politique de son parti. Si Marine Le Pen bénéficie d’un accès normal aux émissions télévisées politiques, il y a un secteur qui résiste jusqu’alors mieux au clan Le Pen : celui de l’infotainment sous toutes ses formes, de ces programmes hybrides rassemblant sur un même plateau personnalités politiques, sportifs, chanteurs, people, et interrogeant sur le même plan et sans nettes différences de traitement ces diverses catégories d’individus. Dans le PAF actuel, deux animateurs sont emblématiques de cette tendance – Laurent Ruquier et Michel Drucker – deux animateurs qui, justement, ont explicitement déclaré ne pas vouloir accueillir les Le Pen, fille y compris, sur leur plateau. Or ces émissions, et tout particulièrement celle de Michel Drucker, sont progressivement devenues le passage obligé pour tout ce qui compte en politique. Tout ce qui compte … et pas Marine Le Pen ? Sur la foi de sa filiation avec son père, alors même qu’elle dénonce désormais une partie importante de ce qui rendait ce dernier infréquentable ?

On arrive ici au cœur de la contradiction que je signalais plus haut. C’est le droit de Michel Drucker comme de Laurent Ruquier de limiter le champ de leurs invités en fonction de leurs convictions personnelles, encore que leur manque ou absence de justification rationnelle de ce choix contribue à un certain malaise. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’une raison plus profonde motive leur position. Leurs émissions, chacune avec ses spécificités, ne sont tout simplement pas adaptées à un véritable débat politique. Or recevoir le Front National, et ses théories simplistes mais frappantes, par exemple, sur le lien entre immigration et chômage, exige une absolue rigueur et une capacité à prendre le temps de décortiquer, questionner, expliquer, pour ne pas transformer cette invitation en une tribune pure et simple. C’est exactement ce que ne permettent pas ces émissions, et moins encore Vivement Dimanche, tout entière tournée vers la mise en valeur de l’invité et l’évitement méticuleux de son discours politique (autrement que sous la forme de grands principes vagues). En vérité, ce mélange des genres (que l’on qualifiera de pipolitique) est toujours problématique, mais son caractère contestable n’apparaît clairement que dans le cas extrême d’invités extrémistes. D’où un sentiment d’arbitraire : après tout, pourquoi refuserait-on à une Le Pen « dépétainisée » ce qu’on accorde sans broncher à un Jean-Luc Mélenchon, une Ségolène Royal ou un Jean-Louis Borloo ?

Parce que Michel Drucker est à la fois le mètre-étalon de la notoriété de ses invités, et du traitement apolitique des personnalités politiques – appelons-le le Drucker-étalon – il est très profitable pour Marine Le Pen de mettre le doigt et d’appuyer sur ces ambiguïtés non assumées, et d’orchestrer avec le pilier de France 2 une confrontation médiatique. Enfoncer le couteau dans la plaie, celle de la dérive radicale de la droite sarkozyste, de moins en moins distincte d’un FN new look, celle de la pipolisation du débat public. Pour éviter ces impasses, encore faudrait-il que les Drucker et autres Ruquier explicitent et discutent au grand jour les critères de l’acceptable en matière politique, dans la France d’ aujourd’hui, de même que les effets et la nature profonds de leurs émissions. On en est bien loin.

Romain Pigenel

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8 Trackbacks/Pingbacks

  1. Romain Pigenel on Vendredi, décembre 10, 2010 at 1:51

    [Variae] Le Drucker-étalon http://tinyurl.com/37zf7be

  2. Romain Pigenel on Vendredi, décembre 10, 2010 at 9:39

    Pourquoi Marine #LePen s'acharne sur #Drucker http://bit.ly/fB1xI4 #variae

  3. pourquoi pas on Vendredi, décembre 10, 2010 at 10:11

    Le Drucker-étalon http://bit.ly/i2pXAq

  4. Anna Gueye on Samedi, décembre 11, 2010 at 11:25

    RT @Romain_Pigenel: Pourquoi Marine #LePen s'acharne sur #Drucker http://bit.ly/fB1xI4 #variae

  5. Anna Gueye on Samedi, décembre 11, 2010 at 13:34

    RT @Romain_Pigenel: [Variae] Le Drucker-étalon http://tinyurl.com/37zf7be

  6. Louise de Lannoy on Dimanche, décembre 12, 2010 at 11:51

    RT @TopsyRT: Le Drucker-étalon http://bit.ly/fB1xI4 in Variae

  7. Variae › Prières sur la chaussée, politiques à la rue on Dimanche, décembre 12, 2010 at 14:24

    [...] sur la chaussée, politiques à la rue ShareMarine Le Pen a beau rompre avec un certain nombre de tropismes du FN de son père, elle n’en conserve pas moins le sens [...]

  8. [...] Le Pen a beau rompre avec un certain nombre de tropismes du FN de son père, elle n’en conserve pas moins le sens de [...]

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