Fermez les yeux. Imaginez : un local du Parti socialiste. Rempli à craquer de militants, de tous âges, de tous milieux, qui donnent librement leur avis. Qui pour certains n’avaient plus remis les pieds dans une réunion du PS depuis 20 ans, qui, pour d’autres, n’y avaient même jamais songé. Des sympathisants, des curieux, des sceptiques, des anciens électeurs des Verts ou de la LCR, venus « pour voir » mais qui finalement ne repartent pas. Un secrétaire et un trésorier de section débordés par l’afflux de nouveaux adhérents. Des militants qui, avant la fin de la réunion, se répartissent des tâches et des projets : c’est à qui ira coller des affiches cette nuit, qui réalisera une présentation du dernier argumentaire pour ses collègues de bureau, qui travaillera à l’organisation d’une réunion publique avec des camarades d’une section voisine.
Rouvrez les yeux. Non, ce n’était pas un spot de publicité mensongère sur le PS. Cette scène que vous avez imaginée était une scène banale … il y a deux ans. Si loin – si proche. Une éternité au regard de ce que nous constatons depuis quelques mois : des assemblées générales de section vides, où s’observent en chiens de faïence les affidés de chaque courant, sous le regard incrédule des quelques quidams échoués là on ne sait trop comment ; avec, au fond de la salle, des piles de tracts non distribués légèrement jaunis, et des affiches qui ne craignent même plus d’être collées ; un congrès qui aurait dû être celui du retour du PS et qui marque seulement, en définitive, le retour de la consternation générale à notre endroit ; une absence inquiétante du parti (et de ses « 150 000 adhérents » officiellement revendiqués) des luttes sociales qui s’enchaînent en ce moment.
Le contraste est terrible avec ce qui s’était passé en 2006-2007, avant et pendant la campagne présidentielle. Souvenez-vous : il était soudain devenu facile de rejoindre le parti socialiste, et il se trouvait même un nombre étonnant de gens qui en avaient envie. On pouvait adhérer d’un clic sur Internet, pour 20 euros. Et chacun pouvait prendre la parole, lors des réunions participatives qui se multipliaient dans toute la France, sans se soucier de complexes questions de préséance, d’ancienneté, de courant, soudain balayées par la dynamique générale. Un vent de créativité et de générosité s’était levé et allait souffler pendant toute la campagne présidentielle, en dépit des aléas extérieurs.
On aurait pu croire que ces acquis incontestables allaient, au moins, passer dans le patrimoine commun des socialistes. Hélas ! C’est exactement le contraire qui se produisit, et ce fut même sciemment organisé. Par petites touches : d’abord les tracts et les affiches retrouvèrent leur austérité d’antan pour les législatives ; puis on repoussa, encore et encore, le calendrier du congrès ; les conventions de la rénovation furent organisées en ignorant à peu près totalement les militants. Mais ce n’étaient encore que de petits coups en douce, si l’on peut dire. Il manquait la verbalisation, la reconnaissance explicite.
Elle ne pouvait venir que sur ce qui cristallise l’acrimonie et le ressentiment des adversaires du renouvellement : l’adhérent à 20 euros, symbole de l’avachissement de la pureté socialiste aux yeux des gardiens du temple. Elle est finalement venue, la semaine dernière, dans la bouche des chefs de file de la motion A, Bertrand Delanoë, et François Hollande. « Je veux un parti de militants, pas de supporters », dixit le bourgmestre parisien ; « l’adhésion au PS n’est pas un produit de supermarché […], les militants seront prêts à payer cher, si le produit [sic] est bon », dixit le premier secrétaire sortant.
Au moins, tout est désormais clair : la conception du parti sera l’un des clivages saillants du vote du 6 novembre. La motion E, dans la continuité de la période 2006-2007, se prononce sans détours : nous voulons casser la barrière censitaire du prix de l’adhésion, nous voulons réinjecter de la démocratie participative à tous les étages du parti (et notamment pour ce qui est de la réflexion et de la prise de décision collectives), nous voulons faire de la désignation de notre candidat à l’élection présidentielle un grand moment populaire, en organisant des primaires associant des centaines de milliers d’hommes et de femmes de gauche.
Que veulent ceux qui stigmatisent l’« adhérent à 20 euros » ? Ils disent refuser le « parti de supporters », vocable absurde – car on voit mal comment fidéliser et intégrer des « supporters » pour en faire des « militants », si ce n’est en leur donnant la parole, en les associant aux processus de décision et en facilitant leur adhésion. « Supporter » est donc plus une injure facile et supposément consensuelle qu’une critique précise. Mais alors, de quel parti rêvent donc ces camarades ?
De cela ils ne parlent jamais ouvertement. Et pour cause. Car ce qu’ils veulent, c’est le statu quo : un parti étique, décalé, coupé de celles et ceux qu’il devrait défendre et représenter. Un tout petit club recroquevillé sur lui-même, dont le passage au second tour d’une élection présidentielle relève déjà de la gageure. Une confrérie d’habitués qui se répartissent des investitures, et élaborent les programmes qui vont avec, en suivant des règles, et des cérémoniaux, impénétrables au monde extérieur. Ce qu’ils veulent, c’est la négation de 2006-2007 : ils veulent que cette ère d’oxygénation en profondeur du PS reste une parenthèse, soigneusement refermée, et rangée dans l’album du socialisme à la page des lubies de la « personnalité seconde de la vie politique française ».
C’est peut-être la première fois que l’élaboration concrète d’un nouveau parti socialiste devient objet d’un vote de congrès. Le 6 mai prochain, c’est bien l’avenir du socialisme français qui est en jeu, au sens le plus concret du terme. A chacun de voter en son âme et conscience, selon qu’il souhaite rouvrir, ou non, la parenthèse enchantée de 2006. Si loin – mais peut-être si proche !
Romain Pigenel
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