Politique et nouvelles technologies : mariage tumultueux s’il en est. Tout le monde a aujourd’hui à peu près compris la nécessité d’utiliser Internet pour faire campagne. Mais de là à intégrer intelligemment cette nécessité, il y a visiblement un monde. Puisqu’il faut être sur Internet, on y est, mais sans forcément en comprendre les usages précis, ni faire autre chose que copier servilement – avec un temps de retard – des solutions censées avoir fonctionné par ailleurs. Ainsi tout le gratin politique est désormais sur Twitter … mais souvent pour y pratiquer une communication unilatérale et descendante, alors que ce réseau social prend son sens dans l’échange réciproque d’informations. Cas emblématique, Cécile Duflot, qui si elle adopte un ton plutôt spontané dans ses tweets, a 1400 abonnés à son compte à l’heure où j’écris ces lignes mais est seulement abonnée à … 170 comptes, dont une écrasante majorité de journalistes, hommes politiques et « blogueurs influents » ! On repassera pour la démocratie participative. Autre exemple d’incident industriel, les réseaux sociaux de parti, qui courent après les réseaux généralistes existants sans parvenir à convaincre au-delà du public militant de leur utilité (voir les chiffres de fréquentation des Créateurs de Possibles de l’UMP). A contrario, il y a des façons intelligentes d’introduire le web en temps de campagne. Par exemple, puiser dans les technologies existantes pour donner une réalisation concrète à son discours politique. C’est ce qu’a réussi Ségolène Royal en 2006-2007 avec son forum en ligne Désirs d’Avenir, qui constituait la matérialisation directe de son programme de démocratie participative, collaborative et décentralisée. Autre piste, saisir et combiner des technologies et pratiques existantes pour créer un objet politique inédit. C’est ce qui est en train de se jouer en Essonne dans la campagne de Julien Dray et de son équipe de candidats pour les régionales 2010, avec une “vidéo-net-campagne” à la conception et à l’organisation de laquelle je participe actuellement.
Le pitch ? Les candidats essonniens de la liste Huchon2010 pour l’Ile de France sillonnent leur département en bus trois jours par semaine, allant de rencontre en rencontre avec les habitants ou les acteurs économiques et sociaux du 91. Ils sont accompagnés par une équipe vidéo qui filme l’intégralité du trajet, et met en ligne le résultat brut deux fois par jour, sans montage ni filtre d’aucune sorte. On peut donc suivre la campagne en quasi temps réel, avec un léger différé de quelques heures. Sur le papier, rien de décoiffant. Mais c’est dans la pratique que l’intérêt et le caractère novateur de la démarche se manifestent.
D’abord, le bus donne tout son sens à l’idée de liste de candidats. Alors que dans les campagnes classiques les colistiers ne font pas vraiment campagne ensemble, sinon pour des événements ponctuels où ils s’affichent pour la photo, c’est ici une vraie équipe qui se forme dans une aventure humaine intensive (passer la moitié de la semaine, 10H par jour, ensemble dans un bus) et qui surtout s’exprime – la parole n’est par réservée à la tête de liste médiatique (Julien Dray en l’occurrence), tous les candidats la prennent successivement et animent les rencontres autour du bus. Les électeurs peuvent donc voir pour qui ils vont voter.
Deuxièmement, l’usage de la vidéo est bouleversé. Habituellement utilisée à des fins soit « publicitaires » (interview d’un candidat, clip autour d’une réunion ou d’une action de campagne) soit humoristique, elle passe ici au format XXL avec de longues séquences d’une heure où absolument tout est filmé, en immersion dans le groupe de candidats et avec les habitants. On voit en quelque sorte ce qui se passe entre les vidéos de campagne traditionnelles. Soit un objet hybride, mi-film militant, mi-documentaire sur la France d’aujourd’hui, qui évoque tour à tour Les Yeux dans les Bleus (pour la plongée dans la vie d’un groupe de personnages publics) et l’émission culte Strip Tease (pour la tranche de vie sans commentaires ni présentation, livrée brut de décoffrage aux Internautes).
Que l’ensemble soit diffusé en quasi direct pourrait faire croire à un émission de télé-réalité, mais on est en fait à l’opposé : là où les programmes type Loft construisent une impression de réalité mais sont entièrement scénarisés, arrangés, voire truqués, l’absence de montage ou de censure pour cette campagne en Essonne permet de montrer crûment la réalité du terrain. On va débattre dans un centre de santé où le personnel explique par le détail les attaques portées par la droite au système de santé. On donne la parole à des aides-soignants en grève qui démontent en quelques mots le « travailler plus pour gagner plus ». On découvre de l’intérieur le déroulé d’une campagne politique, avec ses temps forts, ses à-côtés, ses longueurs ; les caméras, présentes en permanence, finissent par être oubliées ou intégrées par les candidats, qui ne sont plus sur leurs gardes et se dévoilent comme jamais ne le permettent les vidéos traditionnelles. On est au bout du compte à mille lieues de la communication politique classique.
Cette télévision-citoyenne (des anciens de Télé Bocal sont de la partie), enfin, démultiplie l’efficacité politique des actions habituelles que sont les réunions de proximité et les rencontres avec la « société civile ». Au lieu de porter une parole politique auprès de quelques dizaines de personnes en espérant qu’elles vont ensuite la répercuter autour d’elle, on parle potentiellement, grâce à Internet, à des milliers d’internautes, qui peuvent de leur côté commenter au fur et à mesure ce qu’ils regardent via le réseau Twitter (avec le hashtag #essonne2010, les tweets sont repris directement sur le site de la campagne). Conjointement, et c’est l’utilité sociale de cette entreprise, les Essonniens qui prennent la parole bénéficient aussi de cet effet de porte-voix. Intelligente façon de combiner deux aspects de la politique (un parti qui fait campagne, un parti qui relaie la parole populaire), en sortant du cadre usé du vidéoclip censé révéler la vérité du terrain en donnant la parole 1min30 à des « vrais gens », ou du Sarkoshow sur TF1 avec son panel de Français ultra-formaté.
Jacques Attali décrivait il y a peu le progrès selon Apple et Steve Jobs comme la création d’hypermédias – des objets technologiques qui n’inventent pas une technique nouvelle, mais en combinent plusieurs déjà existantes pour simplifier la vie. C’est une assez bonne description de la vidéo-net-campagne essonnienne, qui remixe simultanément le bus au colza de Bayrou, la vidéo en ligne type Dailymotion ou Youtube, les documentaires en immersion, les réseaux sociaux, les émissions en direct continu et les rencontres ou réunions de campagne. On est très loin du détournement cynique type lipdub UMP. Bien au contraire, ce road-movie à mi-chemin entre télé et terrain, en montrant à la fois le vrai visage d’une France aussi métissée que mobilisée, et le quotidien de militants politiques et d’élus, pourrait même contribuer à réconcilier les Français avec la politique, dont ils ne voient que trop souvent les excès et les manifestations médiatiques les plus grand-guignolesques.
Romain Pigenel
4 Comments
Arg ! Cécile Duflot ne me followe pas.
Peut-être qu’ils ne pratiquent pas le tri sélectif à la Comète ? Peut-être que c’est sa façon de protester?
A quand la téléportation, à ce rythme ??? biz
Mr Spock avec nous!
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