La gauche est-elle « de retour », comme le proclament les éditorialistes ? Question pertinente, en ce jour de grève et de mobilisation qu’on prédit massives et à haut risque pour Nicolas Sarkozy. Les preuves de ce retour seraient à cueillir dans l’actualité ; le pléthorique plan de relance du PS, l’agit-prop’ de son groupe à l’Assemblée, son soutien inconditionnel à la journée d’action du 29 ; la colère sociale généralisée, bénéficiant d’un soutien populaire, et les multiples initiatives catégorielles, comme un appel à la liberté de la presse lancé par plusieurs titres de gauche, et le fameux « appel des appels ».
« L’appel des appels ». Curieuse expression que l’on peut saisir en deux sens ; soit une figure d’amplification, ce que l’on appelle un épithète hébraïque (« le roi des rois ») ; soit un redoublement du sens du mot appel, une sorte d’appel au carré. Dans les deux cas, on est surpris par l’absence de contenu précis à cette dénomination. On connaissait les appels à quelque chose, on connaissait les appels lancés d’un endroit ; mais quel sens peut bien avoir un super-appel, ou un appel au carré ? Une sorte de pur cri de protestation ? On sait pourtant que les différents corps professionnels qui se sont associés apportent chacun leur analyse des méfaits de la politique gouvernementale, et souvent un corpus de contre-propositions. Cet appel de tous les appels n’est donc pas la manifestation d’une absence de contenu. Il est, plutôt, la tentative de différentes protestations professionnelles de se faire mutuellement la courte échelle pour atteindre un niveau supérieur de protestation. Le niveau où les revendications catégorielles et les points de vue individuels s’harmonisent, ou fusionnent, sous l’égide du principe du bien commun : autrement dit, le niveau politique.
L’appel de tous les appels, comme nous le lisons, est donc le symptôme d’un débordement de contestations sectorielles orphelines qui, ne trouvant plus de débouché parmi les partis politiques, ont essayé de s’auto-organiser en un analogon de structuration politique. Qu’est-ce que cette forme de mobilisation inédite, émanant de professions votant traditionnellement à gauche mais souvent oubliées des socialistes (enseignants en premier lieu), veut dire de l’état actuel de la gauche, et du PS en premier lieu ?
Dans un article du Monde, paru en fin de semaine dernière, Jean-Michel Normand fait état de son optimisme. « Des parlementaires qui sonnent la charge contre des projets de loi “liberticides” au point d’ouvrir une brèche au sein de la majorité. Une première secrétaire qui présente un “contre-plan de relance” mettant en exergue l’absence de marge de manœuvre budgétaire qui paralyse la politique économique du gouvernement. Voilà bien longtemps que le Parti socialiste n’avait pas connu semaine aussi faste. ». Je considère, pour ma part, que ces « faits d’armes » témoignent au contraire d’un PS en perte de repères et sans idée très claire de son rôle dans l’échiquier politique et social.
Le plan de relance, tout d’abord. Que la direction du parti ait pris le temps de la réflexion pour le produire est respectable. Mais quel sens a un contre-plan conçu et diffusé avec plusieurs semaines de retard sur celui de Sarkozy ? Formellement, il constitue un contresens massif sur le moment historique dans lequel nous nous trouvons. Alors que la crise remet au goût du jour le débat idéologique et philosophique, levant un peu le voile du libéral-conservatisme qui obturait le champ des possibles, et rendant envisageable un changement complet de système économique et de paradigme politique, l’heure est plus que jamais aux discours de politique générale, présentant une vision du monde et dépassant le registre technocratique. C’est ce que prouvent l’enthousiasme hors-norme soulevé par Barack Obama, et le regain de popularité d’un Nicolas Sarkozy changé en apôtre de la rénovation du capitalisme. Comment expliquer, dès lors, le format du plan de relance du PS : un document trop long, alternant morceaux de programme électoral, diagrammes et propositions techniques ? Qui vise ce texte, à qui parle-t-il ? Mystère. Qu’est-ce qui en émergera dans le magma médiatique ? Quelle sera son efficacité pour les militants, pour marquer des points dans la bataille des idées, dans leur entourage, dans leur milieu professionnel ? Il ressemble au grand oral consciencieux d’un élève un peu laborieux, soucieux d’arborer tous les signes distinctifs de l’économiste sérieux. Qui parle pourcentage de PIB et points de croissance, pendant que le mouvement social bricole une coalition désespérée d’appels à un autre monde. On a l’impression, pour tout dire, de revenir dix ans en arrière.
Que le PS propose un plan de « relance » du système au moment où même la droite déclare vouloir changer ce dernier, que le PS réponde à la demande générale de sens par quarante pages de mesures techniques n’est pas un hasard. Ni même la faute exclusive de l’actuelle direction. C’est le fruit bien mûr de la lente dégénérescence de ce parti, vidé de sa substance intellectuelle et idéologique par l’interminable guerre de succession de François Mitterrand, menée avec hargne par les diadoques de Solférino. Mû par des alliances d’appareil et de circonstance, protégé de la disparition pure et simple par son emprise sur les collectivités territoriales et par l’incapacité du reste de la gauche à faire émerger une alternative viable et crédible, ce grand paquebot à la dérive, privé de boussole politique, en est réduit à l’opportunisme au sens le plus strict : la saisie de toutes les occasions qui passent, pour se faire remarquer et donner le sentiment de son utilité. C’est ainsi que les députés se satisfont de « bordéliser » l’hémicycle, comme si leur rôle n’était pas au contraire d’apporter une réponse politique et parlementaire aux protestations de la rue, sans singer ces dernières. C’est ainsi que le parti bondit sur la journée d’action du 29 pour y organiser un « point fixe » de dirigeants, comme si l’important pour la première force d’opposition était d’encourager le défilé depuis le bord de piste, comme d’autres les coureurs du tour de France, et non de porter un contre-modèle de société. Contre-modèle sans lequel cette agrégation de protestations diverses, unifiée le temps d’une journée, aura beaucoup de mal à s’inscrire dans la durée, et ce d’autant plus qu’il n’y a pas, cette fois, de mesure-symbole (CPE, CIP) pour servir de repoussoir général et de catalyseur des colères.
La couverture du Libération du mardi résume assez bien – malgré elle – la situation. Titrant sur les « trois gauches anti-Sarkozy », « politique (…) sociale (…) intellectuelle », elle pointe les deux caractéristiques majeures de cette gauche qui nous semble plus sur le retour que de retour : la fragmentation et le dialogue de sourds entre partis, mouvement social et forces de réflexion ; et le positionnement purement en contre, hommage en creux à l’omniprésence sarkozyenne, et aveu manifeste d’incapacité à produire un projet fédérateur et structurant.
Dans un tel contexte, et sous l’effet de la crise économique, on peut prédire un beau succès au gauchisme verbal, qui fascine et aimante discours et pratiques, faute d’autre référent. En attestent de façon spectaculaire les trois pages d’interview accordées par le journal de Laurent Joffrin, ex-thuriféraire de la sociale-démocratie, au philosophe anti-parlementaire Alain Badiou, qui doit bien rire de ce retour en grâce tardif au centre de l’establishment politico-médiatique qu’il aime à conspuer. Que l’on réduise le champ de la radicalité intellectuelle à une philosophie extrémiste, qui demande, dans Libération (et sans que contradiction lui soit apportée) que Sarkozy soit « chassé par la rue », en dit long sur la confusion ambiante, qui brouille tous les repères et stérilise le bon sens. Pour le plus grand bonheur du président.
On voit mal ce qui pourrait, à court terme, remettre un peu d’ordre dans cette gauche perdue dans le brouillard. On aimerait que ce soit le parti socialiste qui joue ce rôle. Il faudrait pour cela qu’il retrouve son souffle, et qu’il échappe à cette descente en pente douce qui le voit s’estomper doucement dans les esprits, à la manière d’une toile impressionniste. On en viendrait presque à penser que seul un électrochoc démocratique, porté par une personnalité charismatique, pourrait stopper cette déliquescence apparemment inexorable. L’obamania tricolore a encore de beaux jours devant elle !
Romain Pigenel
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Il me semble qu’est bien souligné ici ce phénomène d’effacement du PS en dépit de sa présence dans les débats parlementaires ou les manifestations.
Le vrai problème est de savoir comment se créent les dynamiques qui permettent de reconstruire le programme et de renouveler le spectre des figures dominantes (élus ou candidats) d’un parti.
S’il est difficile de croire qu’on puisse “forger” ces dynamiques à partir de rien, la gestion au quotidien d’un parti est à même de leur donner la place de s’épanouir ou de fournir les liens pour les entraver.
Tout l’enjeu pour la direction actuelle est de réussir à rester disponible dans cette attente du “kairos” sans laisser trop de plumes dans le combat politique quotidien.
Le gauchisme verbal et l’obamania sont l’exemple même de ces ornières qui menacent de stériliser du temps de parole dans les médias et de la disponibilité d’esprit pour inventer du neuf.
Cette invention est tout simplement indispensable. Et elle ne peut que bouleverser certains équilibres antérieurs. N’oublions pas que de nombreuses villes petites et moyennes en France ne connaissent pas la crise depuis 3 mois mais depuis 3 décennies. Que les tours et barres de nos banlieues ont déjà aujourd’hui l’âge qu’avaient les immeubles hausmanniens dans l’entre-deux-guerres. Etc… Etc…
C’est bien pour cela que la mobilisation du 29 janvier n’a pas pris la forme de mouvements antérieurs. Et le fait que ce soit dans les villes moyennes qu’elle a été la plus forte est loin d’être un hasard.
C’est pour cela qu’il est temps que l’ancrage local du PS soit enfin un levier pour une réflexion sur la société française et non un outil de promotion pour des rivalités internes au parti.
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