Il y a un peu plus d’une semaine, j’ai reçu un mail des Restos du Coeur m’invitant à soutenir leur opération de collecte nationale les 4 et 5 mars prochains. Le mail – bientôt suivi par un second envoyé par une célèbre agence Internet me proposant de rencontrer en exclusivité, avec d’autres blogueurs, le président de l’association, puis par de nombreux billets relayant l’opération et m’incitant à en faire de même – m’explique que « pour chaque billet publié sur les Restos du Cœur, Danone et Carrefour s’engagent à offrir 10 Repas aux Restos du Cœur ». « L’an dernier, cette mobilisation des blogueurs avait permis d’offrir 16 675 repas. Vous étiez 1457 blogueurs à relayer l’opération. ». Le deal est donc simple : un peu de blabla sur l’opération, avec reprise obligatoire d’images du kit de communication mentionnant très clairement l’implication et la générosité (un simple billet de blog, dix repas offerts) de Carrefour et Danone.
Comment peut-on refuser de participer à une telle opération ? C’est facile et ça se fait depuis son fauteuil : délices du slacktivism. Le rappel des chiffres de l’an passé, façon Téléthon, joue en plein sur la mauvaise conscience du blogueur, tout étourdi de découvrir qu’il a le pouvoir, du bout de ses doigts, de nourrir des gens : on finit par penser que faute de billet, ce sont dix repas qui ne seront pas offerts. La sympathique proposition a tout de l’intimation morale, qui neutralise le libre arbitre et incite donc des blogueurs de gauche à pratiquer l’union sacrée avec la grande distribution et l’industrie agro-alimentaire, dont il y aurait pourtant bien des choses à dire, le temps d’une campagne caritative.
Je n’ai aucune naïveté ni aucun angélisme quant aux moyens nécessaires à une organisation telle que les Restos du Coeur pour faire son travail, pas plus que je dénie aux entreprises qui s’engagent en soutien le droit de le faire savoir. La charité pure n’existe pas et il est logique que Danone et Carrefour essaient de tirer profit de ce qu’ils peuvent faire dans le champ social, tout comme il est respectable que les Restos fassent feu de tout bois pour augmenter leur capacité d’accueil. Mais je ne peux m’empêcher de considérer que dans ce cas précis, on dépasse les bornes de l’acceptable du point de vue du compromis moral et politique. D’abord et contrairement à ce que dit la présentation de l’initiative, Danone et Carrefour « n’offrent » rien du tout : ils échangent des repas contre de la visibilité et du blanchiment moral sur la blogosphère française, ce qui est très différent. La blogosphère, majoritairement à gauche et souvent méfiante envers les grands groupes, met un instant son sens critique dans sa poche pour chanter de blog en blog les louanges des deux géants français : que demander de plus ? L’opération devient même d’autant plus intéressante pour eux qu’elle est relayée par des sites habituellement hostiles.
Probablement beaucoup de celles et ceux qui se prêtent à cette campagne sont-ils conscients de cette subtile manipulation, mais se disent qu’elle n’est pas si grave, surtout quand on la met en balance avec le bénéfice espéré – les fameux « dix repas offerts ». Peut-être même imaginent-ils jouer un bon tour aux deux entreprises en les forçant ainsi à débourser des deniers en faveur des Restos. Mais que vaut réellement cet engagement ? Un repas coûte un euro à l’association de Coluche. Dix repas engagent par conséquent Danone et Carrefour à hauteur de dix euros – ce qui est donc le prix « réel » du billet de blog. Payer 15 000 euros pour avoir 1500 blogs (dont des « influents », mais en l’occurrence c’est aussi l’effet de masse qui compte) qui disent du bien de soi, c’est finalement plutôt une bonne affaire, non ?
La blogosphère – politique en ce qui me concerne – est à mon sens trop précieuse comme espace démocratique et citoyen pour se prêter à ce type d’opération faussement gratuite et qui la dénature. Que les blogueurs qui en ont les moyens quittent plutôt un instant leur ordinateur pour faire un don en nature de coût équivalent aux Restos, ou même un don en ligne. Les autres peuvent réfléchir à des moyens d’utiliser leur influence online, aussi minime soit-elle, de façon inventive pour aider l’association sans passer par le truchement évitable d’entreprises qui ont beaucoup à se faire pardonner.
Romain Pigenel
13 Comments
Ton analyse est pertinente.
De même que la gratuité absolue n’existe pas, de même les actions charitables ne sont pas totalement dépourvues d’arrière-pensées ou d’intérêts.
J’ai cependant fait le choix de relayer cette opération même si je suis incapable d’en mesurer l’effet utile et l’impact.
Si j’ai choisi d’y consacrer un billet, c’est sans doute parce que j’y ai vu surtout une occasion de parler brièvement des Restos du Coeur dans mon département. Et puis, il y a bien sûr le deal 1 billet = 10 repas bien qu’il n’y ait peut-être en soi rien d’extraordinaire.
J’aurais pu faire un don. Mais les sollicitations financières du monde associatif sont nombreuses et chacun donne en fonction de ses moyens.
Je pourrais également donner un coup de main, mais d’autres s’en chargent très bien. Et puis, on ne peut pas tout faire non plus.
Dans ces conditions, je pense qu’un billet sur un blog n’est pas inutile même si l’opération permet de donner une visibilité à l’industrie agro-alimentaire et à la grande distribution.
Je ne pense pas en tout cas que Danone et Carrefour vont en tirer un bénéfice financier à court ou à moyen terme.
Il n’est même pas sûr que l’image de ces deux sociétés en sorte « améliorée » car, finalement, ce dont on parle dans cette opération, ce n’est pas d’elles, mais bien des Restos du Coeur.
Ca me rappelle les critiques au sujet des Enfoirés.
Avec le temps, ce club de vedettes est devenu très sélect. Stars et météores de la variété française s’y retrouvent. Il est bien de s’y faire admettre. Il est mieux d’y rester pour assurer sa visibilité et, peut-être, pour relancer sa carrière.
Quand les gens vont voir leurs concerts, c’est sans doute plus pour le spectacle que pour les Restos du Coeur (encore que…). Les Enfoirés apportent 18% du budget annuel des Restos du Coeur.
C’est finalement ça qui compte.
D’accord à 400%. Cela s’appelle un chantage. Or le chantage est répréhensible par lui-même, peu importent les buts recherchés
On arrive à la même conclusion, pas nécessairement pour les mêmes raisons mais c’est un détail…
Tût à fait d’accord, j’abonde absolument, et partage donc derechef.
ce qui est drôle c’est que tu ne fais pas l’opération mais la Une du wikio avec cette phrase ” un peu de blabla (…) de Carrefour et Danone ”
Ils sont forts les méchants du cac 40 
@Gabale : je comprends ta position, mais il y a quand même une différence entre les artistes qui participent aux Enfoirés et ces géants de la distribution et de l’agro-alimentaire, qui ont un passif social (voire sanitaire !) considérable, et une part de responsabilité dans la pauvreté actuelle (voir les deux billets de Partageons Mon Avis à ce sujet). Il me semble qu’il y a quelques années, ces entreprises faisaient de purs dons à des causes comme le Telethon. Qu’elles fassent connaître leurs actions en ce domaine est légitime (je l’écris dans le billet), mais là, on penche vraiment trop vers une pub virale pour pas grand chose. S’ils déboursaient 100 euros par billet je ne dis pas, mais là … Je préfère comme chaque année faire un don en nature de valeur équivalente.
@??? : chantage moral en tout cas.
@Nicolas : oui, je te trouve un peu dur sur le côté “charité”, parce que je ne crois pas qu’il puisse exister un système économique (à part peut-être le communisme) dans lequel la faim est totalement éradiquée. Mais on est globalement d’accord.
@MHPA : merci !
@IsabelleB : caramba ! Encore raté.
Ça fait un peu : faites-moi de la pub ou je tue un chaton.
Dix gros chatons oui
Moi j’ai relayé l’info.
Oui j’ai vu qu’il y avait Danone et Carrefour.
Je m’en moque un peu qu’il se fassent de la pub.
Avec mes revenus, je pourrais aller me nourrir aux restos du coeur. Je n’y vais pas parce que je pense qu’il y en a qui en ont encore plus besoin que moi.
Et même si je suis d’accord sur le fait de faire un “vrai” don c’est mieux, je n’ai pas 10 euros à la fin du mois sur mon compte pour pouvoir leur faire don… Donc c’est con, mais je marche dans le jeu et j’ai relayé l’info sur mon blog.
Bonne synthèse et merci pour les liens. Je ne connaissais pas ton blog. A bientôt sur d’autres combats.
@Ju : à chacun de faire la part des choses entre l’intérêt bien compris de ces groupes et sa situation personnelle. A ta place je ferais sans doute pareil.
@Philippe Meoule : merci, je découvre aussi ton blog via cette chaîne
Ju, Romain,
Il faut aussi faire la part des choses, je crois, entre sa position de blogueur (tenancier d’une vitrine, patati, patata,…) et sa vie personnelle.
En tant que blogueur politique, je dis que je refuse de relayer, c’est une position politique. Pour le reste, je donne si j’ai envie. Et ce que je peux.
@Nicolas : d’accord. Je dirais même que le fait d’avoir une “enseigne” de blog politique un peu suivi (ce qui est ton cas, même si comme tu le dis souvent tout est relatif en termes d’audience) donne une responsabilité vis-à-vis de son lectorat et de ce qu’on représente, ce pourquoi on combat.
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[...] comme le souligne Variae, cette opération ne va pas couter très cher à ces représentants de la grande distribution et de [...]
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