Le téléspectateur égaré hier soir sur France 2 tombait sur un drôle d’objet télévisuel, bien éloigné de l’honnête épisode de New York Unité Spéciale ou autres Experts à Zanzibar qu’il était en droit d’attendre, au vu de la programmation habituelle, ces derniers temps, des grandes chaînes françaises. Il découvrait un programme au titre tout droit sorti du catalogue des Presses Universitaires de France – « Les nouveaux visages de la précarité ». Mais point de Serge Paugam ou autre Patrick Savidan en guise de maestro ; non, l’inénarrable Jean-Luc Delarue, superstar incontestée du déballage télévisuel de l’intime. Gendre idéal à la larme facile, personnage somme toute plutôt sympathique dans le cynisme bêta du PAF, il devenait ce mardi une sorte de Max Meynier façon « les exclus sont sympas ».
C’est non sans une certaine appréhension, mêlée de curiosité, que je m’installe devant le programme. C’est à un Ça se discute à la puissance 10 000 que l’on assiste, défilé de pauvres gens victimes de toutes les horreurs du monde. Tout y passe, depuis la jeune mère de famille célibataire obligée de voler des vêtements pour son enfant, jusqu’au couple viré manu militari de son appartement et obligé de camper dans le jardin de sa fille.
So what ? Après tout, c’est plutôt une bonne chose que la réalité des conditions de vie d’un nombre grandissant de nos concitoyens soit exposée au grand jour, à une heure de grande écoute, sur la deuxième chaîne du pays. Sur le service public. Mais parce que c’est du service public qu’il s’agit, on serait également en droit d’espérer un étage supplémentaire à cette mise en spectacle des misères de pauvres malheureux : une tentative de mise en perspective, d’explication, de contextualisation, fût-elle contradictoire. Las, c’est ici que l’exercice touche à ses limites, et peut soulever quelques suspicions.
Il se trouve que l’estimable François Fillon, dans sa grande sagesse, a nommé dans son gouvernement une ministre en charge du logement – Christine Boutin, personnage censé incarner la dimension sociale de la droite. Qui a cru bon de proclamer, à son arrivée, qu’elle n’hésiterait pas à recourir à des réquisitions de logements au bénéfice des sans-logis. Et qui, au bout d’un an et demi d’exercice, peut surtout s’enorgueillir d’avoir tout fait pour attaquer le seuil des 20% de logements sociaux exigés dans chaque ville par la loi SRU. La France étant jusqu’à preuve du contraire une démocratie, on pourrait s’attendre à ce que les ministres soient un minimum comptables devant le peuple de leur action, et rappelés à leurs obligations par les médias.
Mais c’est à un tout autre exercice que s’attelle notre ami Jean-Luc. Rappelant à toutes occasions le mot d’ordre de la soirée – « la France est le pays de la solidarité », n’hésitant pas à proclamer qu’il n’y a « que la solidarité qui peut nous sauver » [sic], il s’emploie à organiser un curieux succédané de Téléthon, exhortant les téléspectateurs à appeler « en masse » au standard pour proposer nourriture et hébergement aux victimes exhibées sur le plateau. Dans le monde merveilleux, pardon miséreux, de JLD, il n’y a pas de dispositifs de solidarité autres que ceux reposant sur la générosité d’individu à individu ; la force publique n’apparaît presque jamais, sinon sous les figures menaçantes des huissiers, qui débarquent en nombre, accompagnés de policiers, pour vider les appartements, et des collectivités territoriales ineptes, qui conseillent aux exclus, au choix, de camper dans un parc à gitans ou de trouver d’abord un CDI pour obtenir une HLM. En somme, le gendarme ou le bureaucrate ! Ce qui, finalement, n’est pas plus mal, comme l’explique une invitée qui a refusé toute aide sociale pour « garder sa dignité ». Ce qu’approuve d’un grave hochement de tête JLD, concluant doctement, dans un bel élan sarkozien : « Ne te demande pas ce que l’Etat peut faire pour toi, demande-toi ce que tu peux faire pour l’Etat, comme disait Kennedy [sic] ». « L’entraide c’est bien, ça tombe pas d’en-haut, c’est amical, humain, heureusement que ça existe », soupire-t-il. Ouf ! On est rassuré.
On espère quand même un sursaut quand notre maître de cérémonie, en réponse à une intervention, admet que « la question politique est évidemment au cœur du débat ». Espoir de courte durée : « Où sont les élus ? J’ai croisé Jacques Attali qui n’est pas un élu mais un homme de grande conscience ». Ah bah alors … On s’attend à une désignation un peu plus concrète des responsabilités politiques en cause quand le président d’Emmaüs intervient pour rappeler son coup de gueule de l’an passé, et l’absence de réaction depuis. Mais il reste en définitive d’une prudence de sioux, ne citant aucune personne, n’évoquant pas la majorité politique qui est en place depuis six ans. Que son prédécesseur Martin Hirsch soit partie prenante de ladite majorité n’a bien sûr rien à voir avec cette étonnante retenue …
Psychologisation excessive de la question sociale. Dénonciation de l’Etat, forcément bureaucratique, et des « élus », catégorie jamais détaillée, personnifiée, jamais décrite dans sa dimension politique. Ce poujadisme light, compassionnel, offre pour seules grilles de lecture les registres de la condamnation morale et de l’apitoiement. L’exclusion devient une sorte de phénomène naturel inévitable, ne donnant aucune prise à la politique : tout est renvoyé en dernière analyse à l’individu, sommé d’aider son prochain ou, respectivement, de s’en sortir sans l’aide de la collectivité publique, au nom de sa “dignité”. Nous n’avons pas affaire à une propagande gouvernementale au premier degré. Mais à une entreprise plus pernicieuse, et peut-être même opérée inconsciemment par l’animateur-producteur : la présentation « en passant » d’une conception atomiste de la société, maximisant l’émotionnel et annihilant toute critique sociale. L’intervention de l’Etat est inefficiente, et indésirable. Il faut y préférer un remake de la solidarité chrétienne, masqué sous le vocable plutôt marqué à gauche de « solidarité ».
Pourquoi une telle programmation, un jour inhabituel et à cette heure de grande écoute ? Faisons un peu de politique -fiction. Imaginons un pays où le service public, dépouillé de sa publicité et de ses ressources au profit des chaînes privées, se voit sommé par un président populiste de devenir une télévision exemplaire, intellectuelle, culturelle, éducative. Comment remplir ce cahier des charges sans transformer une telle télévision en un vecteur de sédition, de dévoilement de la supercherie que masque la maestria de la rhétorique présidentielle ? En multipliant débats et analyses contradictoires, ou en offrant au public un simulacre d’analyse sociale, étalant au grand jour tout l’ampleur de l’échec du gouvernement pour mieux le dédouaner ?
Toute ressemblance avec une situation réelle serait bien sûr, comme on dit, absolument fortuite !
2 Comments
Avoir recours à la solidarité pour régler les problèmes c’est gentil, ç’est bon pour l’audimat…un certain temps… mais çà ne gère jamais le fond des problèmes ; cela fait des émissions larmoyantes, à l’eau de rose; c’est peut-être bon pour relancer la popularité de JLD ???Il existe suffisamment de lois à faire appliquer et d’organismes à faire bouger : les campagnes à la Coluche devraient être réservées aux situations extrêmes sinon les Restos du coeur eux-mêmes (pour ne citer qu’un exemple) s’essouffleront et ce sera bien dommage…
Effectivement, la pérennisation d’initiatives telles que les Restos est très significative d’un certain abandon de l’Etat sur ces questions.
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