Sans peut-être nous en rendre compte, nous avons traversé, ces derniers mois, une série d’événements et de bouleversements qui ensemble font sens et révèlent un changement d’époque, voire de paradigme, dans notre relation à l’information. Révélations à répétition des Wikileaks ; renouveau d’un certain journalisme d’investigation en France via Mediapart, notamment, et ses enregistrements pirates (en dernier lieu celui de la FFF) ; scandale DSK et son onde de choc. Que dessinent ces polémiques par-delà leurs différences ? Que sous l’effet conjoint de profonds changements technologiques (pour faire vite, le poids croissant d’Internet, son effet d’accélérateur sur les échanges d’information, la tribune qu’il ouvre à chaque individu) et culturels (effacement progressif de la barrière public/privé-intime, affirmation de la société du spectacle), l’information, la connaissance, sont très largement dérégulées et comme libéralisées. Le poids et la centralité des émetteurs et détenteurs institutionnels de l’information (par exemple les grands médias ou les gouvernements) sont revus à la baisse ; des nouveaux acteurs avec des moyens considérablement inférieurs (Wikileaks, Mediapart …) sont capables de faire l’actualité et d’imposer leur agenda en contournant les censures traditionnelles ; la culture du secret devient quasiment impossible à pérenniser quand tout individu est en mesure de publier et diffuser de manière autonome ce qu’il sait, sans le soutien des relais médiatiques traditionnels. La fluidité et la rapidité des échanges d’information rend largement inopérants les anciens moyens de contrôle de celle-ci.
On pourrait penser dans un premier temps que ces changements n’opèrent que dans un sens, celui de l’augmentation du pouvoir des citoyens face aux institutions. Il n’en est en fait rien : les prérogatives de l’individu sont tout autant remises en cause. L’idéologie du « tout est publiable » des premiers temps de Wikileaks a permis la diffusion de données purement personnelles et intimes sur des innocents, dans le dossier du procès de Marc Dutroux. « L’affaire » Jessi Slaughter peut sembler à première vue un règlement de compte ridicule entre nerds, mais prouve également la violence des cabales qui peuvent aujourd’hui être lancées contre des personnes dévoilant trop leur vie privée sur les réseaux sociaux. La transparence que l’on exige désormais des « élites » est à l’aune de la mise en scène de notre intimité que nous tolérons sur l’Internet social – et vice versa. Pour résumer, il y a de moins en moins de limites au domaine de l’information publique, et de moins en moins de freins à sa diffusion.
Tout récemment, l’affaire DSK a ajouté une couche d’idéologie et de réflexion morale à cette transformation de fond. Plusieurs éditorialistes français comme Jean Quatremer (dans Libération du 6 juin dernier) ou Daniel Schneidermann (dans ses chroniques du moment sur Arrêt sur Image), relayant des critiques étrangères, revendiquent désormais de « lever les tabous » du journalisme, notamment en ce qui concerne « sexe, santé et politique », soit précisément la frontière entre l’intime et le public. Il faudrait passer à l’ère de la transparence. Puisque les politiques se mettent en scène, il faut préventivement tout dire de leur vie privée, argumente Quatremer : révéler que Royal et Hollande sont séparés quand ils apparaissent encore ensemble à l’écran, dire qu’untel fréquente secrètement les boîtes échangistes, etc. Et tant pis, ajoute Schneidermann, si cela produit un « renversement de l’humiliation », qui serait même « salutaire ». Ce serait une bonne façon de rendre coup pour coup à des dirigeants qui conjuguent « mépris des femmes, mépris du peuple, mépris de la presse ».
J’ai employé au début de ce billet les termes de libéralisation et de dérégulation pour décrire ce qu’est en train de connaître l’information. J’emploie cette métaphore économique à dessein car elle rend assez bien compte de ce qui se passe sous nos yeux. Les anciens modes de régulation, qu’ils soient légitimes (protection de la vie privée, secret professionnel) ou illégitimes (censure) sont mis dans le même sac et brutalement remis en cause, comme archaïques et inacceptables. Des emballements informationnels et des lynchages-express rappellent les bulles et mouvements d’affolement financiers. La constitution de sites de fuites échappant à tout contrôle démocratique (Wikileaks et ses copies) remplit la même fonction que les paradis fiscaux – on pourrait parler à leur sujet de paradis informationnels. Enfin, les défenseurs de ce nouveau paradigme, entre anarchisme et ultra-libéralisme, utilisent les mêmes arguments que les libéraux durs contre leurs adversaires : il n’y aurait pas d’autre choix qu’entre ce nouveau monde dérégulé (moderne, efficace) et un ordre ancien dépassé, fait de compromissions, conflits d’intérêts, opacité et lourdeurs en tous genres. Comment pourrait-on ne pas être, alors, du côté du nouvel ordre ? Comment ne pas choisir la liberté d’expression totale contre ce vieux monde répugnant du secret (on lira le récent papier de Philippe Guibert en défense de ce dernier) ?
Qu’il nous soit permis de trouver cette alternative, qu’on entend nous imposer, un peu caricaturale et simplificatrice, voire carrément biaisée. De même qu’il existe des voies médianes entre Staline et Hayek, il faut trouver – inventer – une régulation de l’information, du public et du privé qui soit adaptée à la nouvelle donne technologique, aux exigences légitimes des citoyens et à la protection des individus, sans tomber dans l’omerta. Ne nous faisons pas d’illusions : le monde merveilleux de la transparence (et du voyeurisme !) ne sera pas plus démocratique et égalitaire que celui que nous vendent les défenseurs de l’ultra-libéralisme économique. Dans une société du rapport de force informationnel de tous contre tous, il y aura de nouveaux oligopoles, de nouvelles oppressions contre les individus, et surtout de nouvelles opacités, fussent-elles plus subtiles et dissimulées. Pour reprendre ces exemples, l’organisation de Wikileaks n’a jamais été un modèle de transparence ; quant à Daniel Schneidermann, on revisionnera avec profit le documentaire que Pierre Carles lui avait consacré il y a quelques années (« Enfin pris ») pour découvrir un envers du décor moins chatoyant. Force est de constater que l’un occupe le devant de la scène quand l’autre (Carles) survit à la marge. Qui surveillera les surveillants ? La question reste posée.
Il y a donc une conception régulationniste (j’ose presque dire sociale-démocrate) de l’information à l’ère d’Internet à construire. Ce besoin englobe plus largement la culture en son ensemble, puisque la même problématique peut être posée au sujet de la musique (ni HADOPI, ni démagogie du laisser-faire et du piratage), entre autres. Un item de plus sur la liste de tâches déjà bien fournie de la gauche.
Romain Pigenel
7 Comments
“Des emballements informationnels et des lynchages-express rappellent les bulles et mouvements d’affolement financiers.”
Oui c’est ça : des systèmes lancés et se perpétuant d’eux-mêmes, sans personne aux commandes ni freins (ni volant) nulle part. Mettre de la “régulation” dans la finance est techniquement facile (autre chose la coordination de volontés politiques). Mais pour les flux d’info ? Quels décrets prendre ? Faudrait-il comme pour la finance, envisager des mesures à un niveau supra-national, européen par exemple ?
Concrètement et simplement il serait déjà possible de travailler à la source : les agences de presse (l’AFP pour commencer). C’est de là que tout part finalement – twitter et le net en général ça reste périphérique, et ça le sera d’autant plus que le travail des agences de presse sera irréprochable. Car actuellement celles-ci ont de plus en plus tendance à aller dans le sens d’une recherche de “buzz” c’est à dire une recherche du frappant, au détriment de l’exactitude des faits rapportés. On ne compte plus les dépêches aux citations tronquées pour permettre un titre frappant et ainsi accrocher l’attention du lecteur, et peu importe si le message d’origine est déformé, voire carrément inversé dans certains cas ( http://tinyurl.com/3f8jr2k ) !
Le statut précaire de certains “cracheurs de dépêches” d’agences, les cadences imposées (tant de dépêches par jour), tout ça ne va pas dans le sens de l’excellence du travail fourni. Enfin il faudrait étudier cette question tout à fait en détail.
Romain > Tu devrais peut-être faire comme Clint Eastwood à ses débuts de réalisateur : alterner billet personnel / billet plus “commercial” (par exemple pour le prochain, trouver un sujet où il est question de seins ou de fesses ? sans oublier photos pour illustrer).
Twitter ça ressemble un à gros prétexte de gros feignant : le gars croit avoir fait quelque chose lorsqu’il a retwitté un billet (15 ici à l’heure qu’il est), or cela ne renvoie pas du tout la balle comme fait un commentaire.
http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=2-86744-418-7
Un des grands mérites de Pierre Carles c’est d’avoir filmé Bourdieu parler, et plus d’une fois : on se rend compte maintenant que les archives filmées de Bourdieu ne sont pas légion ! A l’inverse, à chaque fois que je repense à l’émission de @si sur F5 (23/01/1996), véritable traquenard (1) dont la responsabilité incombe à D. Schneidermann, ça me fait mal au bide.
Extrait du film “Enfin pris ?” (Pierre Carles, 2002) :
http://www.dailymotion.com/video/x3tf16_bourdieu-journalisme-bhl_news
(1) http://www.monde-diplomatique.fr/1996/04/BOURDIEU/2633
L’auteur notant lui même que la censure sévit dans les médias en général et les médias français en particulier, comment s’étonner alors que les gens cherchent des informations ailleurs pour le meilleur et pour le pire ?
Sans vouloir être méchant, ce billet fait un peu gourou (je te repère une tendance avant tout le monde). Avec les travers du genre : j’amalgame des trucs pas vraiment comparables/convaincants pour prouver un point.
Par exemple Wikileaks a un sacré coup dans l’aile et avant que d’autres Bradley Mannings n’aillent filer des copies de dvd à Assange ou son successeur, on risque d’attendre.
Ou bien je ne suis pas si sûr que tout se retrouve sur le net aujourd’hui si facilement que cela – même si on trouve aussi n’importe quoi, bien entendu.
C’est l’article d’après qui deviendrait plus intéressant : celui où l’on définit précisément ce qui doit bouger (ou pas…)
c’est quoi ce site rédigé en anglais,la règle étant qu’en France (voir débat sur la nationalité,par exemple) la langue commune soit le français…
Quant au monde merveilleux de la transparence,essayez l’obcurantisme pour voir.Un totalitarisme en vaut bien un autre,trop de gens voulant tout et son contraire ,à commecer par les médias.
Eh bien, il ne reste plus en somme, qu’à construire cette information régulée sociale démocrate !
Je serais curieuse de voir comment vous allez vous y prendre, car de mon point de vue, vous ne pourrez compter que sur vous-même, la gauche, elle, ayant bien d’autres chats à fouetter.
@Antenne : sur la “buzzisation” du journalisme, j’avais commis cela il y a deux ans maintenant : http://www.variae.com/afpisation-de-la-vie-publique-bienvenue-en-buzzocratie/ … je crois que ça reste d’actualité (et même plus que jamais, malheureusement)
@Robin : je prends censure dans un sens large, qui inclue l’auto-censure et tous les filtres divers et variés qui ne se réduisent pas au bon vieil ordre venu de l’Elysée
@Edgar : j’ai toujours rêvé d’être un gourou, dis donc ! Par ailleurs j’assume le type de réflexion lié au format du billet de blog, forcément lacunaire et trop globalisante. Je me contente ici de jeter une piste de réflexion, rien de plus, rien de moins.
“Par exemple Wikileaks a un sacré coup dans l’aile et avant que d’autres Bradley Mannings n’aillent filer des copies de dvd à Assange ou son successeur, on risque d’attendre.”
C’est à la fois vrai et faux. Disons que Wikileaks subit ce que Napster a connu au début des années 2000 : une perte de vitesse après avoir forcé la porte pour les autres, qui vont bientôt en profiter. Je te signale que les sites clones se multiplient déjà (voir le cas de Mediapart en France). Et c’est surtout la voie d’une culture mondiale de la fuite qui a été ouverte, à mon avis.
@Jean-Louis : j’ose croire qu’on peut faire autre chose qu’osciller entre un extrême et l’autre …
@Marianne : j’ai intérêt à me prendre un congé sabbatique, alors
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[...] complaisante de Ferry, toute cette vermine d’assistés au RSA pillant les finances publiques, DSQ et sa pseudo maladie, Bettencourt et sa fille, autant de sujets qui glissent et s’échappent [...]
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[...] par DSK que vous perdez toute raison quand vous parlez de lui. Ou alors, comme Libération, comme tous les autres, vous parlez jusqu’à plus soif de ce qui, en fait, vous fascine, et de ce que vous savez [...]
Libéraux de la finance, libéraux du web, même combat? http://t.co/LqquXDUj chez @politeeks et y a 1 an http://t.co/eNy3Qe1R sur @VariaeBlog
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