Faut-il brûler le rappeur Orelsan ? C’est un peu la question qui semble être posée alors que se sont soudainement multipliées, en fin de semaine dernière, les déclarations scandalisées à propos de son morceau intitulé – assez peu subtilement – « Sale pute », présenté comme un appel à la violence contre les femmes et réclamant en conséquence, selon ses détracteurs, l’ostracisme de son auteur, et en particulier son expulsion du programme du Printemps de Bourges.
Posés ainsi, les termes de la question donnent la réponse, bien entendu. Pourtant, la jeune histoire du rap français invite à la prudence, tant la condamnation d’artistes pour leurs textes moralement répréhensibles est une figure récurrente, voire obligée, du débat public. On remarque d’ailleurs des modes : il y eu d’abord, au milieu des années 90, le fantasme du rappeur appelant à agresser la police (NTM, Ministère A.M.E.R.), il y eu ensuite, au milieu des années 2000, celui du sauvageon qui « n’aime pas la France », avec une autre charrette de groupes et d’artistes visés (Lunatic et autres Monsieur R.). A chaque fois, ces condamnations morales ou juridiques – quel que fut leur bien-fondé sur le fond – révélaient quelque chose de l’état de la société. En va-t-il de même dans ce cas ?
Précision liminaire d’importance, d’aucune manière je n’entends minorer la gravité de la question des violences faites au femmes, qui constituent sans aucun doute une des formes les plus pernicieuses et les plus répréhensibles de violence. Ce qui m’intéresse est la vivacité – je n’ose dire la voracité – avec laquelle certains acteurs publics, et les médias, se sont emparés d’une affaire tout sauf neuve pour en faire un exemple.
Par curiosité, j’ai d’abord entrepris de vérifier par moi-même de quoi il retourne, en regardant le clip du morceau (jamais officiellement publié, il faut le préciser, mais circulant depuis un certain temps sur Internet) et les paroles, consultables respectivement ici et là (avant possible censure). Quelques constats : (1) Effectivement le texte est violent, ordurier, et évoque des actes que le droit, comme la morale, réprouvent. (2) Comme tout énoncé, cela étant, il ne prend sens que dans sa situation d’énonciation. En l’occurrence, il s’agit d’une sorte de saynète relatant les paroles (échangées par mail), ou les pensées, d’un jeune homme qui se découvre trompé par son amie et lui promet les pires sévices. Il ne s’agit donc à proprement parler ni du récit d’un passage à l’acte, ni d’une sorte de « stand-up » (si on veut prolonger la comparaison théâtrale) où le rappeur énoncerait le fond de sa pensée sur les femmes. (3) Les métaphores hyperboliques (« je rêve de la pénétrer pour lui déchirer l’abdomen », les références mythologiques (« t’es du même acabit que la pute qui a ouvert la boîte de Pandore ») voire les lieux communs littéraires (« t’es juste un démon déguisé en femme »), l’accumulation d’imprécations et d’insultes tendent assez nettement à déréaliser le texte, qui est bien loin d’une tranche de vie ou d’un manifeste.
Pour dire les choses brièvement : il s’agit de la transcription sur le vif de la pensée forcément délirante et agressive d’un individu s’estimant roulé dans la farine, et en proie à une certaine frustration. Avec des indices clairs de second degré (référence à la sous-culture télévisuelle contemporaine – Marjolaine) ou d’humour noir (le clin d’œil au « Tostaki » de Noir Désir, et donc Bertrand Cantat). Une sorte de version un peu plus explicite, pour rester dans le registre de la culture pop, du « Pas assez de toi » de la Mano Negra. Mise à un certain goût du jour – sexualisation ambivalente des médias, banalisation de la violence.
On a bien compris ce que visent les critiques contre ce texte, implicitement. Il n’y a aucun doute que l’on puisse trouver, en libre circulation, des œuvres bien plus violentes envers les femmes, ou d’une violence plus pernicieuse, que cette pochade adolescente. Que dire par exemple des supplices décrits chez Sade, ou de certains morceaux de death metal ? Non, ce qui est en cause ici, c’est bien sûr la qualification « hip hop » du morceau, et donc la banlieue, ou plus précisément le cortège de pratiques, réelles ou fantasmées, attribuées aux « jeunes de banlieue ». Or il me semble précisément, comme j’ai commencé à le montrer, que ce morceau ne se laisse pas restreindre à ce cadre contextuel. Il y a bien, dans le rap français, une tradition de misogynie, autour du stéréotype de la « tasspé », archétype féminin paré de tous les vices et réputé ne mériter, en retour, aucun respect. Immortalisé dès les prémisses du mouvement (Tout Simplement Noir, « A propos de tass’ ») mais également repris par des groupes respectés (I Am, « Elle donne son corps avant son nom »), ce stéréotype va de pair, généralement, avec une représentation inversement hypertrophiée, mégalomane et laudative de l’homme, bien différente de l’image donnée par le texte, mais surtout par le clip vidéo, du personnage du morceau d’Orelsan, grande gueule abusée qui gesticule plus qu’elle n’agit. Pour tout dire, on est bien éloigné du gangsta rap à l’américaine, avec des mannequins à moitié nus se prosternant devant la toute-puissance du mâle. Et on a bien du mal à croire, pour aller au fond de l’accusation, que ce clip artisanal, assez banale description de l’amour/haine, ait la force de donner des idées de violence à qui que ce soit.
Alors pourquoi ces réactions outrées ? Je ne parle pas de celles des associations spécialisées, qui font leur travail et ont raison de le faire, même si je pense, pour le cas présent, qu’elles se trompent de cible. Mais de celles de responsables politiques qui auraient pourtant d’autres chats plus importants à fouetter (y compris au sujet des violences contre les femmes). Marie-George Buffet qui intervient auprès des organisateurs du Printemps de Bourges ; au gouvernement, Valérie Létard qui réclame le retrait de la vidéo des sites de partage, et surtout Christine Albanel qui s’enflamme en conspuant une « apologie sordide de la brutalité envers les femmes, d’une cruauté inouïe ». Je crédite ces distinguées personnes d’assez de bon sens pour partager les constats faits ci-dessus.
Deux hypothèses :
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En ces moments d’agitation sociale incontrôlée et échappant en partie aux partis politiques, voire aux syndicats, la tentation est forte d’essayer de soumettre à l’opinion des sujets d’indignation consensuels, ou du moins semblant plus balisés, pour canaliser l’émotion et reprendre un peu la main sur les mouvements d’opinion – ou s’en donner la rassurante illusion.
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En ce moment de combat politique et « sociétal » intense sur la régulation (ou le contrôle) d’Internet, il n’est pas inutile de soumettre à la vindicte populaire quelques exemples d’atrocités qui ne circuleraient et n’existeraient, en dernière analyse, que grâce à ce Far West que serait l’Internet libre. Le libéralisme économique enfante la crise des subprimes, le peer to peer et Dailymotion génèrent Orelsan, et aggravent les violences faites au femmes ! Notre ministre de la culture met d’ailleurs joyeusement les pieds dans le plat : « Cette démarche [de censure du morceau « Sale pute »] s’inscrit pleinement dans la politique que je souhaite mener en faveur d’un Internet civilisé ».
Tout rapport avec un certain projet de loi HADOPI serait bien sûr, comme il se doit, purement fortuit et contingent !
Romain Pigenel
One Comment
Sans oublier le fait qu’on “fêtait” la semaine dernière le Equal Pay Day, c’est-à-dire le jour où les femmes ont reçu un salaire égal à celui des hommes au 31 décembre de l’année précédente. Autrement plus gênant pour les femmes qu’un clip de rap dont l’immense majorité des gens se moque éperdument.
Les gesticulations pré-législatives de la ministre sur le thème “on protège moins les femmes que les gays, les Noirs, les…, hop il faut une nouvelle loi!” sont d’autant plus ridicules que la loi punissant l’incitation à la haine/violence en raison du sexe existe évidemment déjà. Soit les textes d’Orelsan sont punissables (j’ai pas vu, pas lu), et on saisit un juge. Soit ils ne le sont pas, et basta.
Evidemment que la violence, même verbale, contre les femmes est punissable. Mais pourquoi n’a-t-on pas trainé les tribunaux l’homme de droite qui a traité Madame Comparini de “salope, hahaha”? Ou les publicitaires qui vendent des slips en écrivant “à vendre” sur les fesses du mannequin?
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[...] raconter sur le ton de la vérité (ou dans l’ambigüité) des histoires fictives ne passe pas, comme le démontra encore l’épisode Orelsan ; chaque artiste hip hop est renvoyé à son vécu, à ses racines, aux banlieues, voire en [...]
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