Mon éditorial pour le n°140 de la Tête A Gauche, lettre d’information de la Gauche Socialiste.
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« France au bord de la crise de nerfs », pourrait titrer Almodovar. Une terrible colère sociale couve dans notre pays. Produit direct de la dégradation des conditions de vie, pour les jeunes en particulier, elle a d’abord progressé silencieusement, même si ses symptômes, en vérité, abondaient – depuis les victimes de délocalisation menaçant de déverser des produits toxiques dans un cours d’eau, jusqu’aux manifestations géantes du CPE. Cette colère s’est nourri d’une frustration terrible, celle des salariés qui, en dépit de tous les efforts fournis, de tous les sacrifices consentis, ont vu leurs salaires stagner – quand leur entreprise ne fermait pas – et leurs enfants errer, au sortir d’études longues, de stage en macjob. Peu d’argent, peu d’emplois, et une considération qui n’a jamais été aussi faible que depuis qu’est prêchée ad nauseam la « valeur travail ».
Sans doute cette sourde colère aurait-elle pu continuer son silencieux travail de sape quelques temps encore. C’était sans compter la violente déception occasionnée par Nicolas Sarkozy, à la hauteur des espoirs qu’il avait soulevés, et les scandales à répétition de la crise financière, dévoilant les pratiques peu scrupuleuses de la nouvelle aristocratie de l’argent. Et bien sûr le dur mouvement de protestation explosant ni en Italie, ni en Amérique Latine, mais dans un pays dont on parle peu : la Grèce, soudain révélée à ses voisins européens comme un des points les plus chauds de la tectonique sociale.
La conjonction de ces facteurs, structurels et conjoncturels, crée un climat de tension palpable, dont tout le monde – et le gouvernement en premier lieu – a bien conscience. La crainte d’une contamination des émeutes grecques flotte dans l’opinion. Quelques indices éloquents – la radicalisation du mouvement lycéen notamment – suffisent à persuader l’observateur le moins pessimiste de la gravité du moment. De ce moment que choisit la crise financière pour rebondir avec une nouvelle affaire d’escroquerie en col blanc, qui vient encore accroître la défiance générale envers les institutions économiques. Du coup, une question se pose légitimement : la France est-elle au bord de l’explosion ? Ce n’est pas un hasard si cette semaine est marquée par le rétropédalage de Nicolas Sarkozy et de François Fillon sur des réformes pourtant présentées comme essentielles : celle du travail le dimanche, et celle du lycée. Coup d’arrêt ô combien symbolique à la stratégie sarkozyenne de la blitzkrieg perpétuelle ! La France gronde – la droite a peur. On pourrait répondre qu’elle n’a, au moins, pas à craindre grand chose de la gauche, tant nous peinons à sortir de la crise intellectuelle, politique et morale qui est la nôtre. Mais de cela la droite aurait bien tort de se réjouir. De notre côté, inversement, nous ne voyons pas dans ce désespoir social chronique, aussi enraciné qu’endurci, une opportunité politique pour la gauche. Elle ne nous donne même que plus de responsabilités.
La question qui nous est posée avec urgence est très simple : quel doit être le rôle du parti socialiste dans cette situation particulière, équilibre instable donnant le sentiment de pouvoir basculer dans toutes les dérives ? Lui incombe-t-il d’abord d’être en tête des manifestations, de battre le pavé et de se couler dans le moule confortable de la contestation permanente ? Que cette orientation ait pu s’imposer, au point de devenir un des traits politiques revendiqués de l’actuelle direction du PS, en dit long sur la mauvaise conscience militante qui pèse sur les socialistes. Soyons très clairs. La présence aux côtés des mouvements sociaux est une nécessité ; mais elle ne saurait constituer une fin en soi. Le rôle d’un parti de gauche, même, surtout en temps d’urgence sociale, n’est pas de se transformer en boute-feu, en organisateur de mécontentement, mais bien au contraire de travailler à produire des propositions politiques solides, capables de donner un débouché aux mouvements sociaux – et à la colère qu’ils traduisent – et une solution aux problèmes qui en sont la cause.
Ce rôle nécessite, il est vrai, une double sérénité. Sérénité à l’égard des forces politiques qui voudraient nous entraîner dans une dérive activiste, mouvementiste. Or l’agitation n’est pas la vérité de la gauche, pas plus que l’utilité des socialistes ne se mesurera, pour le peuple de gauche, au nombre de semelles usées en défilés par nos dirigeants. Sérénité, également, à l’égard de la vie interne du parti socialiste. Il n’y aurait rien à gagner à organiser une surenchère verbale permanente, mollétiste, en notre sein, pour mieux pointer du doigt des camarades « déviants » ou « pas assez à gauche ». C’est pourquoi nous avons demandé avec insistance à ce que la nouvelle direction, dans la logique des déclarations de certains de ses membres, n’exclue pas par principe les représentants de la moitié des militants. Demande, pour l’heure, restée vaine.
Oui, l’exemple grec doit être médité. Mais non pas avec le secret espoir de voir de semblables conflits se propager à la France, pour que la gauche puisse venir récolter, ensuite, les marrons tirés du feu. L’histoire, récente et moins récente, nous montre quel est le piteux destin, politique et électoral, des partis de gauche qui misent sur le chaos pour revenir au pouvoir. N’est-ce pas aussi parce que les partis institutionnels – y compris le PS grec, le PASOK, qui éprouve des difficultés à se rénover – ne leur inspirent plus confiance que les étudiants d’Athènes ou de Salonique en sont venus à descendre dans la rue pour mener cette lutte désespérée ? Espérons que l’examen de cette situation suscitera un regain de sagesse – vertu grecque, selon la tradition – entre les murs de Solférino.
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