Christian Jacob fait partie d’une espèce politique typique du sarkozysme : la brute à front bas, le cogneur tête-brûlée dont la principale fonction est de salir et au bout du compte empêcher le débat. On a parfois comparé son prédécesseur Frédéric Lefebvre à ce que l’on nomme troll dans le jargon d’Internet : Jacob a prouvé qu’il méritait le même qualificatif en lançant une bordée de provocations grossières contre Dominique Strauss-Kahn lors d’une émission sur Radio J. Les primaires socialistes oublieraient les campagnes ; par ailleurs, DSK serait incapable d’incarner « l’image de la France, l’image de la France rurale, l’image de la France des terroirs et des territoires, celle qu’on aime bien ». Propos complétés par une attaque de Pierre Lellouche sur l’appartenance de DSK à la « gauche ultra-caviar ». On ressent un malaise immédiat en entendant ces mots, en soi banals chez les extrêmes, mais inhabituels dans la bouche de responsables de la droite de gouvernement. Et le malaise ne s’estompe pas, bien au contraire, lorsque l’on considère la réponse qu’y ont apportée les amis de DSK : crier à la stigmatisation de la judéité du directeur du FMI ; protester de sa proximité avec les classes populaires, saisies en une métonymie étonnante : le peuple, ce serait le « couscous », au point qu’il faudrait se revendiquer de la gauche couscous pour contrer l’accusation de gauche caviar. Indignation sincère, « bon » mot surprenant ; dans tous les cas, on a le sentiment d’une grande maladresse qui ne fait pas tant dérailler le débat que l’emmener sur des chemins dont on ne sait où ils nous conduiront.
Il y avait mille et une choses à rétorquer aux chiffons rouges agités par la droite pendant le week-end. Don’t feed the troll, dit-on sur Internet : ne rentrez pas dans son jeu, puisqu’il n’y respectera aucune règle, ne lui donnez pas de grain à moudre. En l’occurrence, refusez le double mensonge, la double réduction portée par Jacob et Lellouche, celle consistant à diviser les Français et à écraser chacun sur son identité individuelle. France des villes contre France des champs, bobos contre prolos, France contre monde extérieur. « La France qu’on aime bien » ? Moi Monsieur Jacob, j’aime toute la France, je la prends entière, et vous ? Avez-vous un problème avec les villes ? Déniez-vous aux « bobos » et aux citadins le droit de participer à la vie démocratique ? « La gauche ultra-caviar » ? Effectivement, je suis pour le caviar pour tous et non pour quelques-uns, c’est ce qui nous distingue. J’aime tous mes compatriotes et je ne me demande pas s’ils ont la même couleur de peau, le même parcours, ou les mêmes opinions politiques que moi pour avoir envie d’être à leur service et de présider à la destinée de notre pays. Je veux leur apporter la justice sociale et rétablir la République, ses principes, son souci de l’intérêt général. Je ne cherche pas à tout prix à ressembler à certains d’entre eux. C’est ce qui fait de moi un républicain et non le serviteur d’une clique.
A mille lieues de ce discours possible et selon moi souhaitable, le ping-pong qui a eu lieu – tu me dis terroir et France, je te réponds étranger et juif, tu me dis caviar, je te réponds couscous – accrédite l’existence d’une préoccupation commune, sous-jacente, et prête à jaillir comme le diable de sa boîte dès que les esprits s’échauffent : celle de l’identité comme vérité du politique. Dis-moi combien tu gagnes, dis-moi d’où tu parles, d’où tu viens, ce que tu manges, je te dirai qui tu es vraiment, par-delà tes discours et tes actes. C’est la négation du sujet politique : comme si chacun était sous le coup d’une assignation au domicile de sa confession, de sa couleur de peau, des groupes auxquels on le suspecte d’appartenir, et que cela était plus significatif que ce qu’il peut porter comme idées. Dominique Strauss-Kahn, icône lointaine et muette quant au débat national, est la cible idéale pour ce genre de dérive : il offre le spectacle bruyant de sa candidature silencieuse à toutes les interprétations, y compris les plus odieuses. Ceux de ses proches qui ont pris sa défense ont eu éminemment tort de se prêter à ce jeu. Aller sur le terrain de la dénonciation de l’antisémitisme quand les propos incriminés n’y font aucunement référence, de même que brandir le sacro-saint épouvantail des années 30, donne le sentiment d’une gêne sur cette question. Pourquoi déduire d’une critique sociale (DSK candidat des élites urbaines) une agression raciste ? Comme si DSK était d’abord juif avant d’être un homme politique, comme s’il devait s’en défendre, comme si toute attaque subie par lui devait être jugée à l’aune de cette identité. En outre, résumer une ville à un plat que l’on veut populaire – et ethnique ? – est tout aussi troublant : comme s’il fallait se cacher derrière « ses » Arabes pour excuser ce que l’on est, ou ce que l’on est supposé être ! « On mange plus de couscous à Sarcelles qu’à Neuilly », nous explique Jean-Christophe Cambadélis, comme si la semoule et les merguez étaient le talisman magique à opposer au caviar honni. Manger du couscous n’est pas une valeur en soi, aimer le caviar n’est pas une honte ; si la campagne n’est pas supérieure à la ville, le tajine ne vaut pas non plus mieux que le cassoulet. DSK pourrait bien habiter dans la ville la plus riche ou la plus blanche de France que cela ne devrait aucunement causer problème, ou mauvaise conscience, à l’homme de gauche qu’il est.
C’est cette tentation inepte, régressive, hypocrite et dangereuse de l’assignation identitaire qu’il fallait dénoncer, et non se livrer à une bataille rangée d’identités. Les candidats à l’Élysée ne doivent pas « incarner » autre chose que les principes de la République ; «l’incarnation de la France » ou « des terroirs » est toujours un mensonge. Au-delà de cet incident de parcours, je décèle pourtant cette tentation de l’identitaire dans de nombreuses interventions à gauche ; quand Martine Aubry fait l’éloge de la « France qu’on aime » (déjà !), quand Emmanuel Todd accuse Sarkozy de ne « pas être Français », quand on oppose au racisme l’exaltation de la « France métissée ». On ne répond pas aux fractures et aux communautarismes en y opposant d’autres fractures et d’autres communautarismes, en célébrant des identités contre d’autres, mais en se rangeant du côté de l’universel et du bien commun. Voie d’autant plus intéressante pour la gauche qu’elle répond aussi à la crise de la pratique UMPiste du pouvoir et au besoin de probité qui monte dans le pays.
Romain Pigenel
Les autres mots de la politique, c’est ici
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16 Comments
fais des billets plus courts ! je m’ennuie assez vite et je pars avant la fin c’est dommage ! Mais ceci dit, moi, tu sais, dès qu’on parle de DSK, je baille assez facilement…
Ça doit être ça. Promis je m’occupe bientôt de l’ami Méluche
Et puis tu écris trop petit aussi.
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Romain, je ne résiste pas à l’envie de redire, à l’occasion de ces échanges entre sous-fifres des membres de la nouvelle aristocratie, par ailleurs aussi creux qu’inutiles – ces échanges-, que le slogan choisi récemment par le PS gouverné par la majorité issu du Congrès de Reims : “la France qu’on aime” exhale les mêmes relents maurrassiens nauséabonds. Alors, que nul ne s’étonne que les uns ou les autres, droite ou gauche, entretiennent la confusion des idées.
Tu pourrais peut-être proposer quelques adresses de restaus ?
(parce qu’à force de parler de tajines et couscous…)
Je sais pas si c’est un problème de longueur comme disait GDC, c’est plutôt qu’il y a développement d’une pensée subtile, et aussi d’une sensibilité subtile : pour bien tout saisir cela nécessite un effort de concentration (comme lorsque l’on lit de la philo – je me demandais justement en lisant si tu avais pas fait des études de philo). Et je suis pas certain que ce genre de texte ramène une seule voix à la gauche, ni éclaire un seul électeur sur le compte de Sarkozy et de ses sbires, puisque pour bien le suivre ce texte, il faut déjà être passablement éveillé.
Mais bon ça peut aussi s’adresser à tels petits camarades du PS…
@MJBB : tu sais que je pense comme toi. “La France qu’on aime” n’était pas la réponse, mais le symétrique à “La France tu l’aimes ou tu la quittes”. Sans parler du “Touche pas à ma nation” de SOS Racisme …
@Antennerelais : oui j’ai quelques petits rapports avec la philosophie Pour le reste j’assume et revendique un certain niveau de complexité (et non de complication) sur ce blog. Dire “Sarko caca” ou faire la chronique factuelle des maux de notre pays, d’autres le font déjà et suffisamment bien. J’essaie ici toujours de prendre un pas de recul pour apporter un éclairage distancié par rapport à l’immédiate actualité, et je crois que c’est une perspective qui a son utilité. Même si elle ne rapporte pas “de voix à la gauche” (mais qu’est-ce qui en rapporte vraiment, par ailleurs ?).
L’inventeur de la gauche surgelé te remercie d’avoir si fort bien exprimé ce que je ressens.
Bonjour,
Ce n’est pas la première fois que les caciques du PS s’amusent à extrapoler et à interpréter à leur sauce les propos de ceux qu’ils veulent essayer de contrer… C’est ridicule mais ils n’en sont plus à ça près.
Du reste la droite avec ses propos est tout aussi miteuse.
Reste que tout ceci est dangereux et me fait craindre que les électeurs se détournent totalement de la politique.
Je me souviens des poursuites engagées en interne par la sénatrice Bariza Khiari contre un membre du PS Eric Loiselet qui l’avait définie, dans un mail, comme une bourgeoise et une représentante de la “gauche tajine” (l’expression est malheureuse, car c’est une allusion à peine voilée aux origines arabes de la sénatrice et conseillère du 16ème arrondissement de Paris).
Eric Loiselet, sauf erreur de ma part, a rejoint depuis Europe Ecologie.
S’agit-il de racisme ? Franchement, je ne le pense pas. C’est une grosse maladresse. C’est un propos con, à l’image de celui de Christian Jacob à l’endroit de DSK.
Consolons-nous : il existe une gauche caviar comme il existe une droite camembert.
Et puis, mangeons bien car nous mourrons gras.
Je pense que “la gauche couscous” fait davantage référence à un certain Ryad de Marrakech qu’un plat dégusté dans des banlieux lointaines et infréquentable.
Les points goldwin vont s’accumuler grave !
@ Romain / Variae
“Dire “Sarko caca” ou faire la chronique factuelle des maux de notre pays, d’autres le font déjà et suffisamment bien.”
Je sais pas, et je sais pas si ce sera jamais suffisant. Remarque c’est vrai que dans le genre il y a un certain Thierry Desjardins (dont je viens de m’apercevoir de l’existence – grâce à GB), journaliste à la retraite qui a fait à peu près toute sa carrière au “Figaro” : ce type qui a voté Sarkozy aux 2 tours de la présidentielle est peut-être actuellement le plus cinglant chroniqueur du “sarkozysme”, d’ailleurs il vient de pondre un billet sur ton sujet qui donne faim :
http://www.thierry-desjardins.fr/2011/02/dsk-et-limage-de-la-france/
@Abadinte : merci camarade picardier
@Chez Louise : effectivement ça me rappelle une certaine affaire Georges Frêche. En attendant Marine monte, monte, monte …
@Gabale : je partage ta conclusion !
@Alain : la prochaine fois que des propos vraiment antisémites seront tenus, plus personne n’écoutera. C’est Pierre et le loup.
@Antenne merci pour le lien je vais l’ajouter à ma liste de lecture …
[i]Les pensées se bousculaient dans la tête du clerc, mais elles n’en étaient pas moins
J’avais la sensation d’être le seul à ne pas voir du racisme là où tout le monde en trouvait dans ses propos, tu me rassures.
Si l’identité dans mon idée est importante. Je me revendiques personnellement fils des classes moyennes je pense que tu as tout à fait raison on n’est pas que son identité.
Mais permet moi de faire jouer mes connaissances de philosophie et de théorie politique cette fois. Que les lecteurs et commentateurs se rassurent je vais tout faire pour ne pas être chiant.
J’ai le sentiment personnellement que du côté du Parti Socialiste ce sont les stigmates du marxisme pas si lointain de ce parti qui s’y montrent et de la tendance essentialiste aussi. En somme pour Marx on serait d’abord d’une classe sociale avant d’être quelqu’un et bien il y a un peu la même chose. On serait d’abord un homme riche, un juif, ou autre chose encore avant d’être quelqu’un.
Le problème est que comme tu le dis l’incapacité qu’a l’ensemble de la classe politique de ne pas se définir en dehors d’une opposition entre le bien ou le mal, l’ami ou l’ennemi est très dangereux et empêche clairement le débat politique et limite les choses à :
« Toi tu n’est qu’un méchant d’abord. Moi je suis le gentil. »
Le ridicule de l’affaire en est là totalement flagrant mais on dirait que l’ensemble des acteurs se complaisent à jouer cette fresque burlesque et ridicule. En somme on dirait que ça leur plaît. On dirait que le stigmate leur plaît.
Comme par exemple Ségolène Royal aimait à se draper dans son statut de femme à la moindre critique ils aiment se fondre dans cet habit pour mieux refuser de prendre des coups et combattre. Mais ce n’est pas l’armure d’Iron Man qu’ils revêtissent mais plutôt une peau de chagrin. Sauf que personne leur a dit visiblement.
Le début de mon message précédent ne devait pas apparaître, big fail…
Je crois plutôt que c’est la conséquence d’un raidissement très net de la société ces dernières années sur les questions identitaires. Le seuil de tolérance au racisme a considérablement baissé, ce qui est une victoire paradoxale.
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Super billet RT @Romain_Pigenel #Gauche #couscous contre #droite rillettes ? http://tinyurl.com/4obmgcv #variae #dsk #2012
RT @Toyan66: Super billet RT @Romain_Pigenel #Gauche #couscous contre #droite rillettes ? http://tinyurl.com/4obmgcv #variae #dsk #2012
[...] A partir de là, que faire ? Prendre les devants, clarifier la position de la gauche et commencer à imposer son propre cadrage idéologique du débat, qui ne peut bien sûr être en négatif sur l’Islam, comme le propose Sarkozy, mais doit se faire en positif sur la réaffirmation et l’interprétation contemporaine de la laïcité. Jusqu’à présent, les polémiques médiatiques ont surtout démontré la division et le manque de ligne claire du PS et de la gauche : candidate voilée qui clive au sein du NPA, votes disparates sur l’interdiction de la burqa, maires socialistes protestant contre l’implantation de Quick halal sans prise de parole du national, Benoît Hamon reprenant maladroitement la condamnation de Marine Le Pen sur les prières de rue plusieurs jours après elle, des élus comme Manuel Valls ou Daniel Vaillant défendant plus ou moins franchement le financement (in)direct des lieux de culte … On navigue à vue. C’est l’impréparation plus qu’on ne sait quelle malédiction ou « trouble marmite », pour reprendre l’expression sinclairienne, qui fait de ces épisodes des chausse-trappe pour la gauche. Et ils le seront de plus en plus, à chaque nouvel incident, et à chaque fois que l’UMP ou le FN retourneront le couteau dans la plaie, si une clarification n’a pas lieu. Le PS doit donc utiliser le temps qui lui reste pour organiser une convention de travail sur la laïcité et les principes de la République – dans les textes des conventions organisées jusque là, le terme n’est apparu que deux fois (dans la synthèse sur l’égalité), avec pour seule proposition de … mettre en place le service civique. On avance par ailleurs dans le même texte l’idée d’épurer les manuels scolaires des stéréotypes racistes. Chacun conviendra que c’est un peu court. Une convention permettrait de trancher les questions ouvertes et les interrogations factuelles (y a-t-il oui ou non assez de mosquées, par exemple ?) pour couper court aux fantasmes et aux approximations, de vérifier si la loi de 1905 permet encore de répondre à toutes les situations, de réfléchir à d’éventuels accommodements, de faire le bilan catastrophique du sarkozysme sur ce point, de souligner les contradictions de Marine Le Pen, et d’envoyer un signal fort au pays. Elle pourrait aussi être l’occasion de reposer calmement la question de l’identité nationale et de définir le fameux « vivre ensemble » socialiste, en interrogeant les concepts hautement problématiques de « diversité » et de « métissage », qui ne peuvent sérieusement être considérés comme un viatique suffisant pour répondre aux interrogations d’un pays doutant de lui-même et travaillé par des tensions ethniques et culturelles qui ne disent pas leur nom (Lagrange ou Guilly ont eu récemment le mérite de poser le débat sur ces sujets). Il s’agit ni plus ni moins que de repenser un projet national donnant une place à tous les citoyens de notre pays, sans les assigner à leur identité individuelle. [...]
[...] Cambadélis s’est énervé ce matin. C’est un bon gars, ce Camba, le défenseur de la « gauche couscous », pas le genre à manger des graines germées, si tu vois ce que je veux dire. Donc avant de [...]
[...] une affaire légale et d’adhésion à des principes, mais doit passer par la médiation d’un terroir d’origine que l’on devrait toujours traîner avec soi, telle la tortue sa carapace. Comment reprocher à [...]
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