En posant sur la table l’idée d’une déchéance de la nationalité française du polygame nantais, Brice Hortefeux a mis la main dans un engrenage que l’on qualifierait de très imprudent et d’inconscient, si l’on n’était pas porté à croire, au contraire, que toute cette polémique est absolument intentionnelle.
Sur le papier les faits sont simples. Il y a suspicion de polygamie. La polygamie est interdite en France. Le suspect n’est pas Français de naissance, mais a acquis cette nationalité il y a dix ans : pour le punir de ce non-respect des lois de la République, on va lui faire perdre cet acquis. On peut se demander si la loi, dans son état actuel, permet une telle sanction. Visiblement, non. Mais après tout, le code pénal n’est pas figé dans le marbre et Eric Besson, justement, a envisagé hier à plusieurs reprises la possibilité d’une évolution législative sur ce point. On se dirigerait donc vers une société où le constat de polygamie est suffisant pour perdre la nationalité.
Cette possibilité appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, l’examen des conditions actuelles de perte de la nationalité permet de leur trouver un point commun d’importance : elles sont toutes relatives à des atteintes directes aux intérêts de la France (trahison au profit d’un autre pays, entrave à la loi, refus du service national …) ou à des crimes graves. Aucune ne vient concerner ce qui relève du vaste domaine de la morale et des mœurs. Si la polygamie était ajoutée à ces motifs possibles de « dé-francisation », elle n’y constituerait pas simplement un élément en plus, mais bien une modification profonde de l’esprit de la loi et plus largement de la conception de la nationalité. L’acquisition et surtout la conservation de la nationalité ne seraient plus une affaire de respect des obligations minimales de tout citoyen, mais deviendraient conditionnées à l’observance de règles comportementales et culturelles. Changement de conception qui ouvre une brèche qui peut aller très loin. Après la perte de nationalité pour polygamie, pourquoi pas la même punition pour les parents qui laissent leurs enfants faire l’école buissonnière, si le gouvernement finit par décider que la suppression des allocations familiales ne suffit pas ?
On pourrait à la rigueur comprendre une telle démarche, s’appuyant sur une conception extrêmement exigeante de la citoyenneté, si elle valait pour tous les Français. Sauf que seul un individu ayant acquis la nationalité française peut la perdre. C’est impossible pour un Français de naissance. Or il n’y a pas de raison de penser qu’il n’existe pas de Français de naissance polygames, qu’ils soient fondamentalistes musulmans ou non. Ceux-ci échapperaient mécaniquement à cette punition très sévère (la privation de nationalité) qui s’appliquerait aux seuls polygames naturalisés. Ce qui prouve que le vrai objectif du gouvernement n’est pas de lutter contre la polygamie dans son ensemble. Les problèmes qu’elle pose, en termes de discrimination contre les femmes mais aussi de conditions matérielles pour les enfants, sont intimement liés à des déterminants sociaux et économiques (notamment le mal-logement) qui appelleraient un tout autre type d’intervention. Qu’adviendrait-il, d’ailleurs, de familles polygames dont le père perdrait la nationalité, tandis que les enfants resteraient français ? Ne seraient-elles pas encore plus fragilisées et affaiblies ? Non, si le gouvernement prépare une telle offensive, ce n’est manifestement pas pour s’attaquer aux dégâts humains causés par la polygamie, mais pour continuer son offensive contre les étrangers vivant en France.
Nicolas Sarkozy a bâti sa victoire de 2007 sur une conception fermée de notre pays, fondée sur une politique de répression des sans-papiers et de durcissement des conditions pour obtenir un titre de séjour, même pour des immigrés socialement et économiquement intégrés. Cette idée d’une France aux frontières étanches, et à « l’identité nationale » fixée par l’État, révèle avec la politique du jour un nouvel aspect : on s’attaque désormais aux étrangers qui ont pu obtenir plus que des papiers, à savoir la nationalité elle-même. Suspectés de ne pas pouvoir se fondre dans l’identité nationale, on va désormais tenter de les précariser, en créant une citoyenneté à deux vitesses. D’un côté des « Gaulois » de souche, qui peuvent commettre les pires exactions sans être éjectés de la communauté nationale ; de l’autre des Français au rabais, vivant sous l’épée de Damoclès permanente d’interdits et de suspicions relatifs à leur vie privée. Interdits d’ailleurs très ciblés – on se doute bien que les diatribes sur la polygamie ne visent pas d’éventuels naturalisés d’origine américaine ou suédoise …
Le vrai sujet mis en lumière par les sorties des ministres de l’Intérieur et de l’Identité nationale n’est donc ni vraiment la polygamie, ni (seulement) le fondamentalisme religieux, mais bien la conception républicaine de la nationalité. Quand Nicolas Sarkozy faisait mine de parler de la nation – la France tu l’aimes ou tu la quittes – il parlait en fait aux seuls étrangers, puisqu’on n’a jamais vu un Français de naissance déclaré persona non grata parce qu’il n’aime pas son pays. C’est le même procédé qui est à l’œuvre aujourd’hui avec ces rodomontades sur la polygamie, qui ne visent pas tous les Français, mais ceux de nationalité récente ou aspirant à la recevoir. La polygamie, épouvantail consensuel, est un efficace bélier pour briser l’idée républicaine de nationalité, et y introduire une précarité que l’on trouve aussi, nous dirait Madame Parisot, « dans la vie, l’amour et la santé ».
Aussi aimerait-on bien que le gouvernement joue cartes sur table et lance franchement un grand débat national non plus sur l’identité nationale, mais sur la nationalité. Voulons-nous une France fermée et repliée sur elle-même, rendant de plus en dure l’accession à la nationalité tout en fermant hypocritement les yeux sur les clandestins employés par son économie ? Ou faisons-nous au contraire le choix d’un pays ouvert, qui accorde les mêmes droits et devoirs à tous ses habitants et acteurs économiques ? Voilà un beau sujet de réflexion à proposer dans les préfectures.
Romain Pigenel
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